samedi 28 septembre 2013

26ème dimanche - année C

Pour se représenter un peu clairement cette histoire du pauvre Lazare (Lc 16, 19-31), il faut tout d’abord lire entre les lignes, et retrouver le contexte de cette parabole. Que vient faire ce Lazare à la porte de l’homme riche ? On apprend que ce Lazare n’est pas seulement un pauvre, mais aussi un homme malade ; son corps est couvert d’ulcères. Si, en outre, on fait attention au fait que l’évangéliste prend le soin de décrire le vêtement de l’homme riche, on comprend, d’après la description, que cet homme porte un manteau sacerdotal (cf. Ex 28, 5) ; c’est un prêtre, un Lévite fils d’Aaron. Reposons donc notre question : que vient faire ce Lazare, pauvre et malade, à la porte de ce prêtre riche ? La réponse devient évidente : les malades atteints de plaies, les malades pour qui on craignait qu’ils aient la lèpre, devaient se faire examiner par un prêtre (cf. Lv 13). C’était au prêtre qu’il revenait de dire si l’état du malade permettait la vie en société ou bien s’il fallait isoler, rejeter le lépreux. La crainte de la contagion de la lèpre n’était pas vaine. On savait que la lèpre se transmettait ; et la lèpre était une maladie grave qu’on ne savait pas soigner. C’est pourquoi il fallait être particulièrement vigilant sur les consignes de quarantaine. Et c’est donc aux prêtres que Moïse, dans la Loi, avait confié cette charge. Le problème, ici, c’est que le prêtre riche refuse de recevoir le malade. A l’époque de Jésus, des prêtres trouvaient pénible de faire ce travail médical. Ce n’est jamais très agréable, c’est vrai, d’accueillir chez soi des gens couverts de plaies. Et pourtant, cela faisait partie de leur charge. Ce prêtre riche est donc un mauvais prêtre, non pas parce qu’il est riche, mais parce qu’il refuse d’examiner la maladie de Lazare, et en cela, il transgresse la Loi de Moïse.
Ensuite, vient le moment du jugement. Le pauvre malade n’échappe pas à la mort – cela était prévisible. Mais le riche bien portant n’y échappe pas non plus – et cela également était prévisible : tous les hommes sont mortels. Chacun reçoit donc, pour l’éternité, un nouvel état. Il n’est pas dit que Lazare serait récompensé ; on n’a pas dit que ce pauvre était un grand saint. Il reçoit plutôt la consolation. Il passe de l’inconfort au réconfort. Il n’est pas dit que le riche soit puni ; on dit qu’il est tourmenté, qu’il souffre. Il passe du confort à la torture. Remarquez bien : on ne dit pas non plus que c’est Dieu qui le fait souffrir ; ce serait plutôt le reproche de sa conscience. Ce riche voit quelle fut sa vie, il voit combien il fut un mauvais prêtre, un homme indigne et, à juste titre, il est plein de remords.
Comme il souffre d’avoir mal vécu, ce riche a une généreuse intention : il s’inquiète pour les siens ; il a cinq frères, qui sont tous prêtres comme lui – puisque le sacerdoce est familial en Israël. Ce sont probablement de mauvais prêtres eux aussi, qui refusent d’examiner les malades. Ils ne suivent pas la Loi de Moïse. Ils ne font pas ce qui revient à leur charge. Ce riche suggère alors une fausse bonne idée : que Lazare ressuscite et qu’il aille les avertir ; qu’il leur dise de se convertir, de devenir de bons prêtres, fidèles à la Loi.
Et là, Abraham, parlant au nom de Dieu, fait remarquer une chose tragique. Il est clair que Moïse annonce la résurrection des morts ; Jésus le dit explicitement lors d’une polémique avec les Sadducéens (c’est-à-dire, précisément, avec les prêtres) : « Que les morts ressuscitent, Moïse aussi l’a donné à entendre dans le passage du Buisson quand il appelle le Seigneur le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac et le Dieu de Jacob. Or il n’est pas un dieu des morts, mais Dieu des vivants ; tous en effet vivent pour lui » (Lc 20, 37 ; cf. Ex 3, 6)[1]. Ainsi donc, si les mauvais prêtres transgressent la Loi de Moïse en refusant d’accueillir les malades (Lv 13), ils transgresseront pareillement la Loi de Moïse pour refuser d’accueillir un ressuscité. La situation est inextricable : les prêtres sont sadducéens, qui ne reconnaissent, officiellement, que l’autorité de Moïse ; mais ce faisant, ils rejettent la résurrection, que Moïse annonce pourtant (Ex 3, 6). Ce pauvre Lazare pourrait bien ressusciter, les prêtres refuseront d’admettre qu’un homme est revenu de chez les morts – non pas parce que Moïse ne le dit pas (Moïse le dit, en vérité), mais parce qu’ils méprisent l’enseignement de Moïse.
Quelle est alors notre situation aujourd’hui ? En quoi cette vieille histoire nous concerne-t-elle ? Un homme est effectivement ressuscité d’entre les morts. Jésus qui est mort sur la Croix, qui a été enseveli, s’est relevé libre et vainqueur. Est-ce que cet événement a changé le cours de l’histoire du monde ? Oui, pour une part. Des hommes ont accepté de croire en la Résurrection de Jésus. Ils ont reconnu qu’il est vraiment vivant et ils ont accepté dès lors de se convertir, de mener une vie conforme à son enseignement, une vie selon l’évangile. Mais d’autres hommes se sont endurcis. A ceux-là, nous avons beau dire : « le Christ est ressuscité », cela ne change rien. Ces gens là peuvent acheter une Bible en librairie, comme nous, ils peuvent la lire, comme nous, ils peuvent rencontrer des chrétiens, ils ont une intelligence, comme nous, ils sont capables de comprendre les vérités de la foi. Mais, pour une raison sérieuse (leur histoire personnelle, une blessure, une souffrance) ou même sans raison, ils refusent de croire. Il y a une certaine tragédie pour eux : ils ont tout ce qu’il faut pour être croyants ; tous les moyens de la foi sont à leur disposition ; et pourtant un obstacle insurmontable demeure, et ils ne croient pas. L’évangile se conclut sur cette note pessimiste, qui ne doit pourtant pas nous décourager. Notre témoignage doit se faire d’autant plus audacieux, délicat et charitable.


[1] Que Ex 3, 6 annonce la résurrection aurait dû sembler clair à un Sadducéen de l’époque du Christ ; mais il n’est pas certain que cela semble clair à un lecteur d’aujourd’hui. Pour suggérer brièvement le raisonnement : le Dieu qui se révèle à Moïse, se dit être le « Dieu d’Abraham » ; or Abraham est mort depuis longtemps ; si donc il n’y a pas de résurrection, ce Dieu n’est qu’une sorte de divinité infernale, un dieu souterrain à la mode dans le paganisme (Pluton, Héphaïstos), un « dieu des morts ». A moins de faire du Dieu de Moïse un tel dieu des enfers, il faut donc postuler que le Dieu d’Abraham est un « Dieu des vivants » – et donc qu’Abraham, d’une certaine manière, est dans la vie. Sur les Sadducéens et la résurrection, lire, en particulier, Ac 23. 

samedi 21 septembre 2013

25ème dimanche - année C

Un proverbe dit que « l’argent ne fait pas le bonheur » ; mais chacun, dans son for intérieur, se dit que le manque d’argent est une misère, et que l’argent, quand même, importe au bonheur. Dans l’évangile de ce jour, justement, Jésus nous parle d’argent. En général, on n’aime pas beaucoup que Jésus aborde ce sujet ; on préfère que Jésus, selon la mission spirituelle qu’on lui imagine, parle de la prière, de la foi, de théologie. On souhaiterait que Jésus se contente d’évoquer des questions mystiques, éloignées de notre vie concrète, et qu’il nous laisse tranquille sur notre façon de gérer les problèmes de ce monde. Mais Jésus ne l’entend pas ainsi ; au risque de nous agacer, Jésus ose parler d’argent.
Qu’est-ce que l’argent ? Cette question est difficile ; les historiens et les économistes ne sont pas tous d’accord à ce sujet. Mais, pour dire les choses rapidement, une hypothèse raisonnable consiste à montrer que l’argent est le moyen que les hommes ont utilisé pour réaliser des échanges[1]. Pour celui qui a des marchandises à vendre, il est plus facile de faire du commerce avec un moyen monétaire que de faire du troc. L’argent est donc l’intermédiaire utile, qui facilite les transactions commerciales. Sans argent, notre monde ne fonctionnerait pas ; on ne pourrait rien vendre, rien acheter. Aussi, l’invention de la monnaie a été la cause d’un véritable progrès de l’humanité. Et Jésus reconnaît que les hommes qui ont ainsi imaginé un moyen de développer les échanges commerciaux ont eu une bonne idée ; même les anges ne sont pas aussi ingénieux : « les fils de ce monde sont plus habiles entre eux que les fils de la lumière » (Lc 16, 8).
Pourtant, le reste du discours de Jésus est plus critique. Jésus dénonce une certaine idolâtrie de l’argent. Jésus comprend que l’argent a été inventé pour être un moyen d’échange – et cela est une bonne chose – mais il constate que, pour beaucoup, l’argent est devenu une fin en soi. L’argent est devenu un maître que les hommes servent ; l’argent est devenu un maître dont les hommes sont esclaves. Nous devrions nous servir de l’argent pour améliorer le monde, améliorer nos conditions de vie. Et, par un curieux renversement, nous sommes maintenant au service de l’argent. Ce qui était un moyen légitime s’est transformé en une idole toute-puissante qui gouverne le monde. Jésus dénonce cela comme étant une tromperie, une malhonnêteté qui a malheureusement séduit tout le monde. C’est en ce sens qu’il parle d’un argent trompeur (Lc 16, 9 ; 11), non pour dire que l’argent serait intrinsèquement mauvais, mais pour mettre en garde contre une supercherie mondiale au sujet de la finance.
Vous voyez que ce n’est pas d’aujourd’hui qu’on se rend compte que le monde de la finance est devenu fou : Jésus le savait déjà ! Il y a deux mille ans, il mettait déjà en garde contre les périls de la domination financière au détriment du bonheur des hommes, et au détriment de Dieu. Car c’est bien là le drame de cette usurpation de la finance : si l’argent est devenu le maître du monde, il n’y a plus de place pour Dieu. Si les hommes sont les esclaves de la monnaie, ils ne peuvent plus être libres pour servir Dieu. « Nul ne peut servir deux maîtres… vous ne pouvez pas servir à la fois Dieu et l’argent » (Lc 16, 13).
Toutefois, Jésus ne demande pas qu’on élimine l’argent. Ce n’est pas la peine de renoncer à toute vie économique. Si certains courants spirituels ont été tentés par une telle forme de pauvreté radicale, si cela fut l’intuition géniale de saint François d’Assise, l’Eglise n’a jamais demandé à tous les fidèles de rejeter l’usage de la monnaie. Ce n’est pas un péché d’avoir de l’argent honnêtement gagné ; ce n’est pas un péché d’acheter ou de vendre. Mais il faut rester vigilant. Il ne faut pas devenir l’esclave de l’argent. Ce que Jésus suggère demande à être expliqué : « Eh bien moi, je vous dis : faites-vous des amis avec l’Argent trompeur » (Lc 16, 9). Jésus parle de manière solennelle ; sa parole est donc particulièrement importante et il faut bien l’entendre. Qu’est-ce qui compte vraiment dans une vie humaine ? qu’est-ce qui est capable de rendre un homme heureux ? Dans la mentalité antique, il n’y a pas de doute, la première source du bonheur terrestre, c’est l’amitié. L’honnête homme qui est entouré de bons amis, celui-là est heureux. L’amitié saine, franche, fiable, est même comptée parmi les vertus les plus hautes. Aussi, dans les relations humaines, tout doit être mis au service de l’amitié. Et dans ce contexte, l’argent, remis à sa juste place, peut alors redevenir un moyen capable de rendre heureux. Celui qui est capable de mettre sa fortune au service de l’amitié, en recevant ses amis, en les traitant bien, en les aidant avec générosité, celui-là n’est plus l’esclave de l’argent. Celui-là utilise l’argent pour ce à quoi il doit servir, comme un moyen en vue d’une finalité vertueuse. Et Jésus va jusqu’à dire que le fruit d’une telle amitié sera une convivialité « éternelle ». Alors que le monde est devenu fou, il suffisait d’un peu de bon sens pour redécouvrir cette vérité simple : que nous ne devons pas être esclaves d’une convention humaine – fût-elle universelle ; l’argent, créé par l’homme, ne doit pas asservir l’homme. Jésus, qui se soucie de notre bonheur et de notre vertu, avait donc bien raison de nous parler d’argent.



[1] Il n’est pas certain que cela soit l’origine, la cause de l’invention de la monnaie ; mais c’en est, du moins, un usage ancien et, aujourd’hui, assez général. La question des fonctions de la monnaie reste toutefois, philosophiquement, historiquement et économiquement très complexe ; elle dépasse de toute évidence le cadre d’un bref commentaire de l’évangile. 

dimanche 15 septembre 2013

24ème dimanche - année C

Dans son état naturel, l’homme est blessé, accablé par ce qu’on appelle un sentiment de culpabilité. Avec un petit effort de lucidité, chacun de nous se rend bien compte qu’il n’a pas toujours été un héro ni un saint et notre conscience nous accuse, parfois lourdement. Pour l’homme qui a fait le mal et qui en prend conscience, il n’y a pas d’autre solution naturelle que le remord, le regret éternel. Nous devons nous représenter cette humanité antique, qui était comme prisonnière d’une culpabilité universelle et qui ne pouvait pas s’en sortir.
Et puis Jésus est venu, qui rencontrait des pécheurs. A ce monde qui vivait dans l’angoisse et les ténèbres, il a dit : « Tes péchés sont pardonnés » (Lc 7, 48). C’était bien une phrase inouïe, quelque chose que personne n’avait osé dire. C’est même quelque chose de trop fort, de trop grand ; et les bien-pensants en sont scandalisés : « Cet homme fait bon accueil aux pécheurs, et il mange avec eux » (Lc 15, 2). Voilà bien ce qui est inconvenant. Le Judaïsme, à l’époque du Christ, c’était surtout le culte de la pureté. Il est impensable qu’un Juif pieux, soucieux de la Loi, aille ainsi se mélanger avec des gens immondes, des publicains, des étrangers. Alors Jésus, pour faire comprendre son attitude, répond en paraboles. Ces petites histoires ne justifient pas la conduite du Christ – le Christ n’a que faire de se justifier devant les pharisiens et les scribes – mais elles expliquent quelle est sa mission ; elles invitent aussi les pécheurs à lui faire de plus en plus confiance.
La parabole de la brebis perdue et de la drachme perdue illustrent comment le ministère de Jésus et la pastorale de l’Eglise consistent à partir à la recherche des pécheurs ; le Pape François parlerait de ces « périphéries » où le prêtre ne doit pas craindre de se rendre[1]. Le berger qui poursuit sa brebis égarée, c’est le Christ qui vient sauver l’humanité qui se perd ; la femme qui cherche sa pièce, c’est l’Eglise dont le seul trésor est que les hommes soient dans la grâce de Dieu.
Et puis, il y a aussi la troisième parabole, plus longue, plus compliquée, qui lance un défi aux pharisiens qui se pensent irréprochables. Essayons de comprendre. Le fils prodigue représente les païens, les impurs, ceux qui se sont éloignés du Christ. Il choisit, volontairement, de quitter son père – un peu comme Adam, librement, a choisi de quitter le paradis en commettant la faute. Le fils aîné représente les Juifs pieux, honnêtes, les hommes droits. Il vit constamment chez son père, il travaille avec lui, mais tout cela lui pèse ; sa fidélité est devenue un fardeau. Dans le secret de sa conscience, le fils prodigue découvre que le vrai bonheur se trouve chez son père. Il pensait trouver des joies nouvelles, des sensations fortes en quittant la maison, et il se rend compte qu’il n’y a que la misère. On rencontre parfois des gens qui quittent l’Eglise, qui s’éloignent de Dieu, en se disant que la vie doit être plus drôle ailleurs, et qui sont vite déçus. Hors de l’Eglise, il n’y a point de joie véritable. Pendant ce temps, le fils aîné s’exaspère de sa propre rectitude. Sa droiture le fatigue et il devient un aigri de la perfection. Quelle est donc la situation au moment où le fils prodigue décide de rentrer ? Le père de famille est là, à l’attendre. Ce père est, comme le Christ, un homme qui « fait bon accueil aux pécheurs », parce qu’il reconnaît dans ce pécheur son propre fils. Il aurait pu renier son fils – la loi juive demandait, d’ailleurs, qu’un fils indigne soit retranché de la famille. Mais non, le père attend, reconnaît, et reçoit son fils avec tendresse – et la fête commence. On comprend alors aisément que le fils aîné se mette en colère. La seule satisfaction qui lui restait, au milieu de son dégoût de la vie, c’était d’être le “bon fils”. Il s’épuisait sans joie chaque jour au service de son père, et il pensait en retirer un certain prestige. Et voilà qu’il découvre que son frère aussi est resté fils de son père. Alors il refuse d’entrer.
Et c’est là que Jésus lance un défi aux scribes et aux pharisiens. Il leur dit, en quelque sorte : « Vous êtes choqués que je pardonne les péchés de ceux qui se convertissent ; vous êtes déçus que Dieu fasse ainsi miséricorde. Allez-vous, pour cela, refuser d’entrer dans la joie de Dieu ? Le Royaume de Dieu n’est pas une association de gens fréquentables, une société de parfaits ; le Royaume de Dieu, ce sont des pécheurs qui font la fête, ce sont des brigands, des malhonnêtes, des méchants qui se réjouissent avec les anges parce que la bonté de Dieu a pardonné leurs fautes. Si vous, qui pensez être des justes, voulez entrer dans cette joie, il n’y a pas d’autre solution que de venir vous mélanger avec les publicains et les pécheurs et de faire la fête avec eux ». Dans la parabole, cette question reste sans réponse. Nous ne savons pas si le frère aîné est entré – ou non. Jésus a laissé sa demande en suspens, laissant à tous ceux qui se croient justes le soin de répondre en conscience.


[1] Ainsi, dans l’homélie de sa première Messe chrismale à Rome (28 mars 2013) ; http://www.vatican.va/holy_father/francesco/homilies/2013/documents/papa-francesco_20130328_messa-crismale_fr.html

samedi 7 septembre 2013

23ème dimanche - Année C

Trois phrases percutantes, scandées comme un implacable refrain, structurent cet évangile : « Si quelqu’un vient à moi sans haïr son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères et sœurs, et même sa vie, il NE PEUT ÊTRE MON DISCIPLE. Et celui qui ne porte pas sa croix pour me suivre NE PEUT ÊTRE MON DISCIPLE … Ainsi, quiconque d’entre vous ne renonce pas à tout ce qu’il possède NE PEUT ÊTRE MON DISCIPLE » (Lc 14, 26-27 ; 33). La première phrase, d’emblée, paraît choquante ; celui qui a dit « aimez-vous les uns les autres » (Jn 13, 34) nous commande-t-il maintenant de haïr, de mépriser nos proches ? Cela serait incohérent. Et faut-il vraiment être pauvre au dernier degré pour commencer à suivre le Christ ? Cela semble insurmontable. Alors, habituellement, on amoindrit ces phrases, on dit que Jésus exagère ; on dit que « haïr » ne veut pas dire haïr, mais aimer moins qu’on aime Dieu ; on dit que « renoncer à tout » ne veut pas dire renoncer à tout à fait tout, mais vivre (au milieu du confort) dans un certain détachement. Et on se rassure à bon compte avec un évangile édulcoré, déjà proche de la trahison.
Adoucir le sens des phrases fortes de Jésus n’a jamais été une exégèse tellement loyale. L’évangile dérange, c’est vrai ; mais peut-on vraiment admettre que l’évangile ne nous dérange pas un peu, qu’il ne nous bouscule pas ? Mais, pense-t-on, nous demander de haïr nos familiers, voilà qui n’a pas de sens ! Il faut alors relire, et bien comprendre ce contre quoi Jésus nous met en garde, le lieu précis de sa critique.
Le dernier refrain peut servir de clef de lecture. Jésus nous demande de renoncer à ce que nous possédons, afin d’être disciples. L’alternative est bien connue entre avoir et être ; clairement, d’une manière qui ne peut nous surprendre, Jésus valorise l’être au détriment de l’avoir ; être disciple vaut mieux que d’avoir des biens. C’est dans cette logique que nous pouvons relire le premier refrain : Jésus ne demande pas de haïr un père, une mère, des enfants, des proches – ce serait monstrueux. La critique de Jésus porte plus logiquement sur le rapport de possession qu’on entretient avec ces personnes, les considérant comme nôtres, c’est-à-dire comme à notre service, comme tournant autour de notre petit « moi » devenu le centre du monde. Dire : « j’aime mon père », c’est d’abord dire que ce père est à moi et que c’est moi le plus important ; dire : « j’ai des enfants », c’est d’abord affirmer que ces enfants sont les miens et que j’ai des droits sur eux. Si l’on tourne ces phrases avec le verbe être, et non plus avec avoir, au lieu de dire : « j’ai des enfants », on dira : « je suis père », et l’on découvrira que, bien que les deux expressions soient synonymes, être père et avoir des enfants correspondent à deux logiques différentes. Dans l’une, les enfants appartiennent au père ; dans l’autre le père est au service bienveillant de l’épanouissement des plus jeunes.
Enfin, Jésus demande de haïr sa vie : faudra-t-il se suicider pour lui plaire ? Bien sûr que non. Là encore, le passage à accomplir oscille entre l’avoir et l’être : dire « je possède ma vie », cela signifie que je peux aussi la perdre ; dire « je suis vivant », cela indique que j’ai pris conscience d’être, par grâce, associé à la vie de Dieu, vie qui est d’ores et déjà éternelle. Saint Paul a fait cette découverte bouleversante, qui disait : « je vis – mais non plus moi : c’est le Christ qui vit en moi » (Ga 2, 20).
Ainsi donc, il faut bien aimer un père, une mère, des enfants, des frères et sœurs ; il faut aimer la vie ; mais il faut les aimer non comme des réalités qu’on possède, dont on détient l’usage. Ce qu’il faut haïr, c’est cette manière de les aimer pour les utiliser. Pour aimer vraiment, il faut être, et non avoir et l’alternative est donc celle-ci : AVOIR ce que l’on veut (avec le risque d’être déçu ou de le perdre) ; ou bien ÊTRE disciple et, à la suite du Christ, aimer vraiment père, mère, enfant et vie d’une charité réelle, non coupable d’égoïsme.
Il reste à comprendre comment s’opère, spirituellement, ce passage de l’avoir à l’être. C’est le deuxième refrain qui nous donne la clef : ce renoncement qui fait passer un homme de la logique de l’avoir à la logique de l’être s’appelle la croix. Saint Paul en a fait encore l’austère et joyeuse expérience : « le monde est, à mes yeux, crucifié, et moi, je suis crucifié aux yeux du monde » (Ga 6, 14). N’ayant plus rien, Paul peut ÊTRE disciple et aimer ainsi tous les hommes d’un amour vraiment chrétien. C’est à ce bonheur que Jésus nous invite.