Pour se représenter un peu clairement cette
histoire du pauvre Lazare (Lc 16, 19-31), il faut tout d’abord lire entre
les lignes, et retrouver le contexte de cette parabole. Que vient faire ce
Lazare à la porte de l’homme riche ? On apprend que ce Lazare n’est pas
seulement un pauvre, mais aussi un homme malade ; son corps est couvert
d’ulcères. Si, en outre, on fait attention au fait que l’évangéliste prend le
soin de décrire le vêtement de l’homme riche, on comprend, d’après la
description, que cet homme porte un manteau sacerdotal (cf. Ex 28, 5) ; c’est un prêtre, un Lévite fils
d’Aaron. Reposons donc notre question : que vient faire ce Lazare, pauvre
et malade, à la porte de ce prêtre riche ? La réponse devient
évidente : les malades atteints de plaies, les malades pour qui on
craignait qu’ils aient la lèpre, devaient se faire examiner par un prêtre (cf. Lv 13). C’était au prêtre
qu’il revenait de dire si l’état du malade permettait la vie en société ou bien
s’il fallait isoler, rejeter le lépreux. La crainte de la contagion de la lèpre
n’était pas vaine. On savait que la lèpre se transmettait ; et la lèpre
était une maladie grave qu’on ne savait pas soigner. C’est pourquoi il fallait
être particulièrement vigilant sur les consignes de quarantaine. Et c’est donc
aux prêtres que Moïse, dans la Loi, avait confié cette charge. Le problème,
ici, c’est que le prêtre riche refuse de recevoir le malade. A l’époque de
Jésus, des prêtres trouvaient pénible de faire ce travail médical. Ce n’est
jamais très agréable, c’est vrai, d’accueillir chez soi des gens couverts de
plaies. Et pourtant, cela faisait partie de leur charge. Ce prêtre riche est
donc un mauvais prêtre, non pas parce qu’il est riche, mais parce qu’il refuse
d’examiner la maladie de Lazare, et en cela, il transgresse la Loi de Moïse.
Ensuite, vient le moment du jugement. Le pauvre
malade n’échappe pas à la mort – cela était prévisible. Mais le riche bien
portant n’y échappe pas non plus – et cela également était prévisible :
tous les hommes sont mortels. Chacun reçoit donc, pour l’éternité, un nouvel
état. Il n’est pas dit que Lazare serait récompensé ; on n’a pas dit que
ce pauvre était un grand saint. Il reçoit plutôt la consolation. Il passe de
l’inconfort au réconfort. Il n’est pas dit que le riche soit puni ; on dit
qu’il est tourmenté, qu’il souffre. Il passe du confort à la torture. Remarquez
bien : on ne dit pas non plus que c’est Dieu qui le fait souffrir ; ce
serait plutôt le reproche de sa conscience. Ce riche voit quelle fut sa vie, il
voit combien il fut un mauvais prêtre, un homme indigne et, à juste titre, il
est plein de remords.
Comme il souffre d’avoir
mal vécu, ce riche a une généreuse intention : il s’inquiète pour les
siens ; il a cinq frères, qui sont tous prêtres comme lui – puisque le
sacerdoce est familial en Israël. Ce sont probablement de mauvais prêtres eux
aussi, qui refusent d’examiner les malades. Ils ne suivent pas la Loi de Moïse.
Ils ne font pas ce qui revient à leur charge. Ce riche suggère alors une fausse
bonne idée : que Lazare ressuscite et qu’il aille les avertir ; qu’il
leur dise de se convertir, de devenir de bons prêtres, fidèles à la Loi.
Et là, Abraham, parlant au nom de Dieu, fait
remarquer une chose tragique. Il est clair que Moïse annonce la résurrection
des morts ; Jésus le dit explicitement lors d’une polémique avec les
Sadducéens (c’est-à-dire, précisément, avec les prêtres) : « Que les
morts ressuscitent, Moïse aussi l’a donné à entendre dans le passage du Buisson
quand il appelle le Seigneur le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac et le Dieu de
Jacob. Or il n’est pas un dieu des morts, mais Dieu
des vivants ; tous en effet vivent pour lui » (Lc 20, 37 ; cf. Ex 3, 6)[1].
Ainsi donc, si les mauvais prêtres transgressent la Loi de Moïse en refusant d’accueillir
les malades (Lv 13), ils transgresseront pareillement la Loi de Moïse pour
refuser d’accueillir un ressuscité. La situation est inextricable : les
prêtres sont sadducéens, qui ne reconnaissent, officiellement, que l’autorité
de Moïse ; mais ce faisant, ils rejettent la résurrection, que Moïse
annonce pourtant (Ex 3, 6). Ce pauvre Lazare pourrait bien ressusciter,
les prêtres refuseront d’admettre qu’un homme est revenu de chez les morts –
non pas parce que Moïse ne le dit pas (Moïse le dit, en vérité), mais parce
qu’ils méprisent l’enseignement de Moïse.
Quelle est alors notre
situation aujourd’hui ? En quoi cette vieille histoire nous
concerne-t-elle ? Un homme est effectivement ressuscité d’entre les morts.
Jésus qui est mort sur la Croix, qui a été enseveli, s’est relevé libre et
vainqueur. Est-ce que cet événement a changé le cours de l’histoire du
monde ? Oui, pour une part. Des hommes ont accepté de croire en la
Résurrection de Jésus. Ils ont reconnu qu’il est vraiment vivant et ils ont accepté
dès lors de se convertir, de mener une vie conforme à son enseignement, une vie
selon l’évangile. Mais d’autres hommes se sont endurcis. A ceux-là, nous avons
beau dire : « le Christ est ressuscité », cela ne change rien.
Ces gens là peuvent acheter une Bible en librairie, comme nous, ils peuvent la lire,
comme nous, ils peuvent rencontrer des chrétiens, ils ont une intelligence,
comme nous, ils sont capables de comprendre les vérités de la foi. Mais, pour
une raison sérieuse (leur histoire personnelle, une blessure, une souffrance)
ou même sans raison, ils refusent de croire. Il y a une certaine tragédie pour
eux : ils ont tout ce qu’il faut pour être croyants ; tous les moyens
de la foi sont à leur disposition ; et pourtant un obstacle insurmontable demeure,
et ils ne croient pas. L’évangile se conclut sur cette note pessimiste, qui ne
doit pourtant pas nous décourager. Notre témoignage doit se faire d’autant plus
audacieux, délicat et charitable.
[1] Que Ex 3, 6 annonce la
résurrection aurait dû sembler clair à un Sadducéen de l’époque du
Christ ; mais il n’est pas certain que cela semble clair à un lecteur
d’aujourd’hui. Pour suggérer brièvement le raisonnement : le Dieu qui se
révèle à Moïse, se dit être le « Dieu d’Abraham » ; or Abraham
est mort depuis longtemps ; si donc il n’y a pas de résurrection, ce Dieu
n’est qu’une sorte de divinité infernale, un dieu souterrain à la mode dans le
paganisme (Pluton, Héphaïstos), un « dieu des morts ». A moins de
faire du Dieu de Moïse un tel dieu des enfers, il faut donc postuler que le
Dieu d’Abraham est un « Dieu des vivants » – et donc qu’Abraham,
d’une certaine manière, est dans la vie. Sur les Sadducéens et la résurrection,
lire, en particulier, Ac 23.