Le récit de Melchisédech
(Gn 14, 18-20) est un texte étonnant qui a eu une curieuse histoire. Abraham
vient de remporter une campagne militaire et il croise, sur le chemin du
retour, un homme mystérieux qui se nomme donc Melchisédech et qui n’est rien
d’autre que le roi de Salem – i.e. le roi de Jérusalem. Imaginez si à l’époque
d’Abraham (1800 av. J.C.) Jérusalem était quelque chose ! Il y avait
peut-être deux ou trois tentes, un ou deux palmiers ; rien de plus. Et ce
Melchisédech, qui prétend être ainsi roi de ce pauvre campement, aimerait bien
qu’Abraham, en passant par là, lui laisse quelque chose, une sorte de péage, un
droit de transiter sur ses terres. Abraham, lui, n’est pas roi, mais il est
très riche. Alors, Melchisédech, qui se dit qu’il y a quelque chose à gagner,
joue le grand jeu : il arrive et il propose à Abraham un repas, du pain et
du vin. Souvenez-vous que, lorsqu’Abraham reçoit des voyageurs, il tue le veau
gras et prépare un festin gigantesque (Gn 18). Du pain et du vin, ce n’est donc
pas grand-chose, cela reste assez frugal. Pour recevoir une gratification d’Abraham,
il faut offrir un peu plus. Alors Melchisédech a l’idée géniale d’offrir
quelque chose de magnifique qui ne lui coûtera rien : une bénédiction.
« Béni soit Abraham par le Dieu très haut qui a fait le ciel et la
terre ». Et là, Abraham se laisse toucher. Cet homme l’a béni au nom du
Seigneur. Abraham est profondément ému et, pour exprimer sa gratitude, il
laisse au mystérieux Melchisédech, roi de trois tentes, le dixième – i.e. la
dîme – de son butin. Pour Melchisédech, c’est un vrai pactole.
A l’époque d’Abraham,
cette histoire n’est rien d’autre qu’une rencontre entre un roi mendiant et un
riche propriétaire de bétail. Mais à l’époque de David (1000 av. J.C.), quand
Jérusalem sera devenue la capitale du royaume, une cité prestigieuse, la ville
choisie par Dieu, les autorités de Jérusalem auront besoin d’argent pour
entretenir les routes, réparer les murailles, faire garder les portes. Et pour
cela, Jérusalem voudra prélever des impôts, des péages. Mais les nobles, les
prêtres, les dignitaires vont s’excuser : « les impôts ne nous concernent
pas ; faites payer les marchands, les paysans », mais pas les grands
personnages. Evidemment, si les notables se soustraient à l’impôt, les rentrées
fiscales sont maigres. Mais si, au contraire, on parvient à faire payer les
gens riches, de telle sorte qu’ils donnent le dixième de ce qu’ils gagnent,
alors on perçoit un impôt vraiment rentable. Ainsi, à l’époque de David, cette
histoire d’Abraham qui paye la dîme à Melchisédech devient très intéressante.
David – qui, comme roi à Jérusalem, se considère en quelque sorte le successeur
de Melchisédech (cf. Ps 109
[110]) – dit aux grands du royaume : « Regardez comment Abraham n’a
pas hésité à payer à Melchisédech. Vous n’êtes pas plus puissants qu’Abraham.
Alors, afin d’être bénis comme lui, ne renoncez pas à payer votre part d’impôts ».
Vous voyez, dans la Bible, il n’y a pas que des grandes vérités
spirituelles ; il y a aussi des questions fiscales, très terre-à-terre.
Ce texte avait un sens à
l’époque d’Abraham, et un sens différent à l’époque de David. Maintenant, ce
texte va encore connaître une nouvelle histoire lorsque Jésus, qui est le
descendant de David, va refaire, à Jérusalem, à peu près le même geste que
Melchisédech. Jésus est Roi, plus que David, mieux que Melchisédech ;
Jésus est prêtre, comme Melchisédech qui est « prêtre du Dieu très
haut » (cf. He 7 et passim). A la veille de mourir, Jésus,
voulant expliquer à ses Apôtres le sens de sa mort, a pris du pain et du vin, a
béni Dieu son Père, a consacré le pain et le vin comme son corps livré et son
versé, et a invité les Apôtres à communier ainsi son sacrifice. Lorsque les
Apôtres ont vécu cela, ils ont pensé, immanquablement, à ce vieux geste de
Melchisédech qui avait également prononcé la bénédiction et partagé le pain et
le vin en faveur d’Abraham. Désormais, le geste de Jésus n’est plus bénédiction
en faveur d’Abraham, bien sûr, mais bénédiction en faveur des enfants
d’Abraham, ses enfants selon la promesse. Et les enfants d’Abraham selon la
promesse, ce sont les croyants.
Voilà pourquoi,
aujourd’hui encore, quand on célèbre l’Eucharistie, on peut nommer Melchisédech[1],
non pas pour ce marchandage qu’il a fait lorsqu’il a croisé Abraham, non pas en
raison de l’intérêt de David pour la fiscalité de Jérusalem, mais parce que
nous sommes les héritiers d’Abraham selon la foi et parce que Jésus nous a
associés à son sacrifice. La vérité de l’Eucharistie vient du lointain des
âges ; en consacrant son corps et son sang, Jésus a accompli l’acte
suprême de toute l’histoire de l’humanité. Il a fait quelque chose de
radicalement nouveau, tout en résumant les traditions les plus antiques. Il a ainsi
transfiguré nos pauvres réalités matérielles pour qu’elles deviennent présence
de Dieu. Que ce mystère soit aujourd’hui encore la source de notre
émerveillement.
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