« Il faut obéir à Dieu
plutôt qu’aux hommes » (Ac 5, 29). Cette phrase de saint Pierre est
fondatrice de l’Eglise et, en ce sens, il faut bien la comprendre. En réalité,
cette affirmation n’est pas totalement nouvelle. Saint Luc, l’auteur des Actes, était un Grec cultivé, qui avait
lu Platon, et savait fort bien que Socrate, accusé par le tribunal d’Athènes,
avait dit pour sa défense : « Citoyens, j’ai pour vous la
considération et l’affection les plus grandes, mais j’obéirai au dieu plutôt qu’à vous ;
jusqu’à mon dernier souffle, je continuerai de philosopher » (Apologie de Socrate, 29d). Les citoyens
n’aimaient pas la philosophie dérangeante de Socrate ; les juges voulaient
le faire taire. Bien que païen, Socrate avait conscience d’obéir à une volonté
divine en enseignant la philosophie. C’est pourquoi il ne pouvait renoncer à sa
charge, il devait continuer à débusquer les erreurs et les illusions des
hommes. C’est pourquoi il est mort en obéissant à son dieu plutôt qu’aux
hommes.
Toutefois, dans la
bouche de saint Pierre, cette vérité socratique prend un sens nouveau. Car il y
a une grande différence entre Jésus et Socrate : une fois Socrate mort,
ses disciples ont continué quelques années à faire vivre sa mémoire ; ils
ont laissé des ouvrages que nous lisons encore. Mais ils n’ont pas fondé une
communauté qui durerait jusqu’à aujourd’hui. En revanche, saint Pierre, en
disant qu’il faut obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes, a explicité l’acte de
fondation de l’Eglise, en montrant que celle-ci n’a pas une origine simplement
humaine. C’est bien le Dieu qui a ressuscité Jésus Christ qui fonde l’Eglise
et, en lui obéissant, saint Pierre s’insère dans une communauté nouvelle et
éternelle dont nous faisons partie aujourd’hui.
Il y a pourtant dans
cette expression le verbe « obéir » que notre mentalité moderne
n’aime pas trop. Obéir, c’est le contraire d’être libre – pensons-nous. En
fait, nous avons une espèce de chimère, d’illusion de l’esprit quand nous
imaginons que la liberté consisterait à n’obéir à personne : « ni
Dieu ni maître » est un cri de désespoir, ce n’est pas une vérité. Il est
irresponsable d’envisager ainsi la liberté comme une autonomie complète ;
c’est un rêve fou de dictateur ou d’enfant gâté. Mais ce n’est pas une attitude
humaine, adulte, digne. D’ailleurs, le plus souvent, se croire libre, c’est
ignorer que nous sommes manipulés par la publicité, par les sondages, par les
lobbies, par les moteurs de recherche. Et tous ceux qui profitent de ces
intrusions dans nos consciences savent très bien nous faire croire que nous
sommes libres, alors qu’ils décident pour nous ce que nous ne voudrions
pas ; et nous ne nous rendons compte de rien. Nous croyons n’obéir à
personne, alors que tous nos choix sont biaisés.
Car être libre, en
vérité, c’est d’abord obéir à sa conscience. Cela suppose d’avoir une
conscience morale et de la consulter lorsque l’on prend une décision. Être
libre, c’est ensuite choisir librement quels critères, quelles valeurs notre
conscience va intégrer dans ses choix. En effet, pour chaque question, il existe
en général de nombreuses opinions qui ont toutes une part de vérité. La liberté
de la conscience consiste à pouvoir choisir pour soi-même quelles sont les
vérités que l’on retient comme fondatrices, essentielles, importantes ou
secondaires. Et cela ne peut se faire en allant piocher ici ou là des opinions
diverses et contradictoires, car alors, nos décisions risquent de tomber dans
une incohérence périlleuse. Il est plus utile, et plus raisonnable aussi, de
rattacher nos choix de conscience à une autorité stable, claire et explicite.
La liberté consiste alors à obéir en conscience à l’autorité qu’on a librement
choisie.
Saint Pierre nous dit
que l’autorité à laquelle il a choisi d’obéir est Dieu plutôt que les hommes.
Et c’est là que nous devons réfléchir attentivement. Pierre est-il libre ?
Oui. Il est même doublement libre : 1° parce qu’il a librement choisi
d’obéir à Dieu ; 2° parce que Dieu seul est capable de garantir la liberté
de ceux qui le servent. Au contraire, ceux qui obéissent à des hommes mettent
en péril leur liberté, de deux manières : 1° parce qu’on obéit à des
hommes le plus souvent par crainte ou par intérêt ; 2° à cause du risque
de manipulation que j’ai indiqué tout à l’heure. Ceci veut dire que, suivant
l’exemple de Pierre, nous pouvons découvrir que l’obéissance à Dieu est la
liberté suprême. Pour dire les choses plus précisément : en laissant notre
conscience être éclairée par la grâce de Dieu et en obéissant ainsi à notre
conscience nous devenons alors vraiment libres.
En disant cela, je ne
prêche pas la révolte, la désobéissance à toute autorité humaine, vous le
comprenez bien. Car obéir à Dieu, cela veut dire, le plus souvent, obéir à des
hommes ; être libre, ce n’est pas se méfier de tout le monde. Dieu demande
ainsi que les enfants, en conscience, obéissent à leurs parents, que les
évêques, en conscience, obéissent au Pape etc.
Mais pour certaines décisions plus importantes, pour certains choix délicats,
obéir à Dieu cela veut dire surtout laisser sa conscience être guidée par
l’évangile, sans se soucier des voix discordantes. Dans ces cas, assez rares,
on peut être ainsi conduit à désobéir à une autorité qui imposerait un acte
contraire à la liberté chrétienne. L’Eglise est la communauté de ceux qui, à la
suite de saint Pierre, obéissent à Dieu en conscience plutôt que de se
soumettre au conseil des prêtres du Temple de Jérusalem ; et il faudrait
citer dans cette logique tous ceux qui ont préféré la liberté chrétienne à la
compromission politique, parfois au prix de la prison (mais on est libre en
prison quand on y est avec Dieu), parfois au prix de leur vie (mais on est
libre dans la mort [Ps 88 (87), 6] en compagnie du Ressuscité).
Le Christ a fondé
l’Eglise comme une communauté d’hommes libres. Il nous a donné un Esprit de
liberté. Cet Esprit de liberté est source de force, de courage ; il nous
invite à témoigner. « Nous sommes les témoins de tout cela, avec l’Esprit
Saint que Dieu a donné à ceux qui lui obéissent » – dit encore saint
Pierre (Ac 5, 32). Être témoin, dans l’Eglise ancienne, c’est être prêt au
martyre. L’Eglise à laquelle nous appartenons est la communion de tous ceux
qui, en conscience, sont libres en Dieu. Il est parfois difficile d’être les
témoins de cette liberté, parce que bien des hommes aimeraient qu’on leur
obéisse plutôt que d’obéir à Dieu ; bien des gens aimeraient que nos
consciences soient dociles aux sondages et aux publicités plutôt que de
chercher dans l’évangile une lumière différente. La liberté de l’Eglise, qui est
sa nature même, n’est pas négociable ; on ne peut marchander notre liberté
spirituelle. A notre époque difficile, n’ayons pas peur d’affirmer que servir
Dieu dans l’Eglise est, en conscience, la seule liberté véritable.
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