Quel est donc ce
commandement nouveau que Jésus confie à son Eglise ? « Aimez-vous les
uns les autres, comme je vous ai aimés » (Jn 13, 34). Moïse n’avait-il pas
déjà demandé aux fils d’Israël : « Tu aimeras ton prochain comme
toi-même » (Lv 19, 18) ? Quelle serait donc la différence entre
ce commandement de Moïse et ce commandement de Jésus ? En quoi peut-on
dire que le commandement de Jésus est nouveau ?
La différence entre ces
deux commandements est subtile, mais bien réelle. Moïse s’adresse à un homme,
pour lui dire : « Tu aimeras ton prochain ». Cela invite cet
homme à faire la liste de tous ceux qui sont ses “prochains” et à s’examiner en
conscience pour se demander : est-ce que j’aime celui-ci ? est-ce que
j’aime celui-là ? Et si cet homme aime ainsi tous ses “prochains”, il est
alors en règle avec la Loi de Moïse. Evidemment, il y avait une petite
incertitude pour savoir qui cet homme pouvait ou devait considérer comme ses
“prochains”. La parabole du bon Samaritain commence en effet par cette
question : « Qui est mon prochain ? » (Lc 10, 29). Et
la réponse de Jésus va un peu déstabiliser cette logique trop confortable.
Néanmoins, on reste ainsi dans une simple question personnelle : est-ce
que j’aime vraiment mon prochain ?
A la différence du
commandement de Moïse, le commandement de Jésus est formulé au pluriel :
« aimez-vous ». Voilà la vraie nouveauté. Jésus ne s’adresse plus à un individu, mais à une
communauté ; il s’adresse à l’Eglise. Dès lors, l’examen de conscience ne
porte plus sur les relations personnelles de chacun, mais sur les relations
mutuelles de tous. Cette logique est beaucoup plus exigeante, mais aussi
beaucoup plus profitable. Car désormais, chacun doit se sentir responsable de
l’amour de tous. Et c’est bien ainsi que devrait raisonner tout homme qui vit
dans une communauté. Prenons l’exemple d’une famille. Le père ou la mère de
famille ne doit pas simplement se dire : est-ce que j’aime mes
enfants ? Si on répond : j’aime l’aîné, j’aime le cadet, j’aime le
benjamin – c’est très bien, mais c’est encore insuffisant. Car si le cadet et
le benjamin se haïssent, alors la vie de la famille est troublée. Les parents
ne doivent pas simplement aimer leurs enfants ; ils doivent en outre faire
en sorte que leurs enfants s’aiment entre eux. C’est une souffrance très dure,
très lourde, dans une famille, quand deux membres de la famille se détestent.
Et les autres, qui s’aiment et se supportent, sont tous affligés de cette
inimitié. Et il ne suffit pas que l’un des membres dise : « mais moi
j’aime tout le monde », pour que tout aille bien.
Nous découvrons ainsi
que le commandement de Jésus est nouveau parce qu’il concerne toute l’Eglise.
Le commandement de Moïse mettait chacun devant une responsabilité
individuelle ; le commandement de Jésus nous place devant notre responsabilité
ecclésiale. Car Jésus ne nous a pas seulement aimés ; il a fait que nous
nous aimions. Ainsi, tant que, dans l’Eglise, deux personnes se haïssent, alors
c’est toute l’Eglise qui souffre, c’est toute l’Eglise qui est prise en défaut,
c’est toute l’Eglise qui doit se convertir.
Aujourd’hui où la foi
n’intéresse plus grand monde, aujourd’hui où le discours de l’Eglise est plus
critiqué que compris, cette question de l’amour est d’une grande importance.
L’amour entre les chrétiens, entre les membres de l’Eglise, est le témoignage
le plus direct, le plus explicite que nous puissions apporter au monde. Les
idées, les valeurs, les vérités contenues dans l’évangile paraissent trop
lointaines, trop abstraites pour interpeler nos contemporains. En revanche,
voir des gens différents capables de s’entendre, capables de s’aimer les uns
les autres, cela constitue un témoignage autrement plus éloquent. A l’inverse, donner
le spectacle de divisions entre chrétiens, de fidèles qui refusent de se
parler, ce serait un terrible aveu d’échec de l’évangile. « Ce qui
montrera à tous les hommes que vous êtes mes disciples, c’est l’amour que vous
aurez les uns pour les autres » (Jn 13, 35). Voilà ce qui fonde
l’Eglise : l’amour et le témoignage ensemble attestent de la vérité chrétienne.
Si chacun d’entre nous se sent vraiment responsable de la charité de toute
l’Eglise, alors notre monde aura des raisons de reconnaître l’authenticité de l’évangile.