Saint Paul dit une vérité qui ne nous surprend pas lorsqu’il énonce comme en passant que «tout le monde n’a pas la foi» (2Th3,2). Cette affirmation n’est pourtant pas une vérité tranquille qui laisserait l’Apôtre indifférent; elle est plutôt un reproche douloureux qu’il s’adresse à lui-même. Car tant que tout le monde n’a pas la foi, son travail d’Apôtre n’est pas achevé et il doit inlassablement continuer d’annoncer son évangile.
Dans la théologie de Paul, on le sait, la foi et le salut vont clairement ensemble. La foi est le moyen que Dieu a choisi pour nous libérer de nos péchés et de nos souffrances, qu’on soit Juif ou païen: «Car nous estimons que l’homme est justifié par la foi sans la pratique de la Loi de Moïse. Ou alors Dieu est-il le Dieu des Juifs seulement, et non point des païens? Certes, également des païens, puisqu’il n’y a qu’un seul Dieu qui justifiera le Juif par la foi et le païen au moyen de la foi» (Rm3,28-30). Il n’y a pas moyen d’en sortir: pour recevoir le salut, il faut croire en Dieu qui a ressuscité Jésus. La foi est ce contact entre l’homme et le mystère pascal du Christ qui permet de recevoir de manière personnelle ce que le Christ a manifesté et donné à tous dans sa mort et sa résurrection. Le Christ est mort pour tous les hommes; mais non pour tous les hommes en général, comme s’il nous sauvait en bloc, mais pour chacun en particulier. C’est par une foi personnelle au Christ, vécue dans la foi de l’Eglise, que chaque homme est consciemment associé à la miséricorde de Dieu.
Mais on voit alors surgir alors un paradoxe terrible: le Christ est mort pour tous les hommes (Rm8,32); cela ne fait aucun doute. Dieu veut que tous les hommes soient sauvés (1Tm2,4); c’est indiscutable. Il a choisi de nous sauver par la foi (Ep2,8); cela ne peut être contesté. Mais voilà que nous constatons, sans chercher bien loin autour de nous, que «tous n’ont pas la foi» (2Th3,2).
Cette affirmation qui était pour Paul comme une brûlure de l’âme, ne peut nous laisser tranquilles. Dans notre monde, un tel constat recouvre deux situations bien distinctes. 1. Tout d’abord, il y a des hommes qui, sans grande faute de leur part, sont réellement ignorants de l’évangile et qui vivent sans avoir jamais entendu parler de la Croix du Christ. La culture de notre monde est ainsi faite que, des gens par ailleurs assez instruits, peuvent être totalement dépourvus de connaissance religieuse. Alors que l’information est disponible comme jamais auparavant, la connaissance reste lacunaire, et l’intelligence plus rare encore. 2. Il existe une seconde catégorie d’hommes qui n’ont pas la foi, et leur situation est plus triste encore. Ce sont des gens qui, tout en ayant été baptisés, tout en ayant même reçu une certaine éducation culturelle ou religieuse, ne voient absolument plus en quoi cela pourrait les concerner et les intéresser. Le petit monde matériel qu’ils se sont construit, fait d’un métier intéressant, d’un groupe d’amis sympathiques, d’une maison confortable, d’une famille radieuse, de quelques loisirs… tout cela leur suffit et ils ne comprennent pas ce que pourrait leur apporter un Dieu dont ils n’ont nul besoin pour l’instant. Ils sont simplement athées, non pas par conviction idéologique, mais simplement parce que tout va bien et qu’ils préfèrent vivre tranquillement sans se poser de questions: qui suis-je? pourquoi faire le bien plutôt que le mal? qu’est-ce que la souffrance et la mort? Non; toutes ces questions n’ont pas besoin de réponses, elles n’ont pas d’intérêt pour le moment. «Mangeons et buvons, car demain nous mourrons» (Is22,13; 1Co15,32), et c’est tout.
Il est étonnant qu’il n’existe aujourd’hui, dans notre société, que très peu de gens qui refusent explicitement la foi de l’Eglise ou qui veulent s’opposer à elle de manière dure, frontale. Ce genre d’attitude a existé, mais aujourd’hui, le pire ennemi de la foi n’est plus tellement l’opposition qu’une douce ignorance, ou bien une béate indifférence devant le salut que Dieu veut nous donner.
«Tout le monde n’a pas la foi», et pourtant Dieu veut que tous les hommes soient sauvés, et pourtant c’est par la foi que nous recevons le salut qui vient du Christ.
Si saint Paul peut tenir ensemble toutes ces vérités qui s’entrechoquent, sans qu’il y ait contradiction, que dire? que faire? Paul VI, je crois, a bien exprimé comment on pouvait tenir une espérance par trop illusoire avec ce constat défavorable d’une foi si faible. Pour cela, dit-il, il faut que l’Eglise soit vraiment l’Eglise, telle que Jésus l’a voulue, telle qu’il l’a fondée: «Evangéliser est en effet la grâce et la vocation propre de l’Eglise, son identité la plus profonde. Elle existe pour évangéliser, c’est-à-dire pour prêcher et enseigner, pour être le canal du don de la grâce, réconcilier les pécheurs avec Dieu, perpétuer le sacrifice du Christ dans la sainte messe» (1) Si l’Eglise est fidèle à ce commandement d’annoncer la foi, alors le salut par la foi pourra s’étendre. Et alors, même s’il reste quelque part des gens qui, sans faute de leur part, et sans négligence des évangélisateurs, ne sont pas atteints par la prédication de l’Eglise, Dieu ne tiendra rigueur à personne de ce manque – dans ce cas, certes imparfait quant au nombre, mais non coupable quant à l’intention et quant au zèle, s’applique ce que le Concile Vatican II a proclamé solennellement (non pour décourager l’évangélisation, mais pour soutenir l’espérance): «En effet, puisque le Christ est mort pour tous [Rm8,32] et que la vocation dernière de l’homme est réellement unique, à savoir divine, nous devons tenir que l’Esprit-Saint offre à tous, d’une façon que Dieu connaît, la possibilité d’être associé au mystère pascal» (2). En revanche, si l’Eglise se contente d’être tiède, si les chrétiens, sachant que «tout le monde n’a pas la foi» renoncent pourtant à évangéliser, s’ils se résignent par paresse, par négligence ou par timidité à taire leur joie de croire, alors… une telle attitude de frilosité serait une lâcheté par rapport au commandement missionnaire qui fonde l’Eglise et qui en constitue la nature même.
Il faut bien voir comment Paul lui-même intériorisait que tout le monde n’ait pas la foi: avec quel zèle, quelle charité, quelle énergie; comment il voyageait dans le monde entier, comment il prenait des risques, comment il ne ménageait pas sa peine, sa fatigue, sa santé; comment il ne voulait aucun repos tant que tout le monde n’avait pas la foi. Cette conscience ecclésiale de l’Apôtre était sa sainteté; elle est aussi notre salut. C’est par l’ardeur des missionnaires des siècles passés que nous sommes croyants aujourd’hui: ne soyons pas ingrats du don que nous avons reçu.
(1) Paul VI, Exhortation apostolique sur l’évangélisation dans le monde moderne Evangelii nuntiandi [8 décembre 1975], 14.
(2) Concile Vatican II, Constitution pastorale sur l’Eglise dans le monde de ce temps Gaudium et spes [7 décembre 1965], 22.
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