Relisons quelques mots du prophète Joël :
« prescrivez un jeûne sacré… Que le jeune époux sorte de la maison, que la
jeune mariée quitte sa chambre ». Ce rapport que le prophète établit entre
le jeûne et le départ des époux n’est aucunement fortuit. Le Christ lui-même
dira une phrase énigmatique assez comparable : « Pouvez-vous faire
jeûner les compagnons de l’époux pendant que l’époux est avec eux ? Mais viendront des jours... et quand l’époux leur aura été
enlevé, alors ils jeûneront en ces jours-là » (Lc 5, 34-35). Ces
paroles du prophète Joël et du Christ se comprennent aisément dans la mentalité
biblique. L’Orient ancien n’était pas une société d’abondance et les festins
n’étaient pas fréquents ; la vie était plutôt faite d’une saine sobriété.
Mais lorsqu’une circonstance exceptionnelle se présentait, alors on savait
faire la fête. Et un mariage, assurément, c’était une fête. Le jeune époux
devait se rendre dans la maison de sa fiancée pour la recevoir de son père. Ce
séjour de l’époux dans sa belle famille était entouré d’une joie fastueuse. La
Bible conserve le souvenir du mariage de Tobie qui fut un banquet de quatorze
jours. Et une fois la fête épuisée, peut-être par manque de victuailles,
l’époux quittait la maison de son beau-père, emmenant chez lui pour la première
fois son épouse. La vie reprenait son cours, la modération habituelle succédait
à cette incroyable abondance : « prescrivez un jeûne sacré… Que
l’époux sorte de la maison, que la jeune mariée quitte sa chambre ».
Mais,
au-delà de cette description sociologique du mariage, festin encadré par un
jeûne préparatoire et un jeûne conséquent, l’homme antique savait donner un
sens spirituel à la privation et à la frugalité ; il s’agit bien d’un
jeûne sacré. L’homme biblique savait d’expérience qu’une vie d’abondance entretient
la violence, l’injustice, l’agressivité, la rancune ; le luxe, la
gloutonnerie et l’ivrognerie rendent méchant. Et cela ne convient pas au moment
où l’on scelle l’alliance de deux familles à l’occasion d’un mariage. Le jeûne
préparatoire était aussi une manière de se disposer à la paix. Une fois que la
fête est achevée, le retour à la sobriété indique la tristesse de la séparation
(des parents ont laissé partir leur fille) et la sérénité de l’espérance :
la nouvelle famille sera le lieu d’épanouissement de vies nouvelles, de
bénédictions nouvelles.
D’une
manière allusive, saint Léon le Grand nous indique, dans cette logique, une
vérité très profonde en exhortant ainsi au jeûne du Carême :
« faisons cesser les luttes qui opposent l’un à l’autre » l’esprit et
la chair[1].
La condition de l’homme consiste en une double nature qui doit vivre en
harmonie, sous peine de destruction. L’homme est charnel et spirituel, il est
l’union d’une âme et d’un corps ; symboliquement, l’homme antique se
conçoit comme le mariage de l’esprit et de la chair. Et il faut bien que ces
deux là s’entendent. Mais nous constatons que notre corps est égoïste lorsque
notre âme est généreuse ; notre corps recherche le confort tandis que
notre âme a soif d’une joie contemplative. Notre complicité avec le mal, notre
péché, a troublé l’union de l’âme et du corps, cette union qui est notre
nature. L’homme est ainsi un être de nature nuptiale. Au moment de notre
conception, notre âme a épousé notre corps ; par notre faute, par nos
mauvais penchants, ce mariage est douloureux. Le jeûne n’est-il pas le moyen de
pacifier l’union de l’âme et du corps ? Si le jeûne permet que l’union de
l’homme et de la femme soit sereine, il doit bien favoriser aussi la paix des
relations de l’âme et du corps, pense saint Léon.
Pourquoi
jeûner particulièrement pendant le Carême ? Ce temps liturgique que nous
allons vivre, les évangiles que nous allons entendre de dimanche en dimanche,
vont nous décrire ce mystère spirituel des noces du Christ et de l’Eglise. Le Jeudi
saint, Jésus va précisément célébrer le repas des épousailles. « Ceci est
mon corps livré pour vous » : cette phrase est une déclaration
d’amour, c’est même une définition du mariage, c’est la règle de la charité de
l’époux envers son épouse. Ce n’est pas par inadvertance qu’on appelle
l’Eucharistie le sacrement de l’Alliance
nouvelle et éternelle : il s’agit bien de noces. Et sur la croix, dans sa
mort même, reprenant le sommeil prophétique d’Adam, sommeil qui fit naître Eve,
le Christ va faire de l’Eglise son épouse. Au bréviaire du Vendredi saint, les
prêtres lisent cette phrase de saint Jean Chrysostome, décrivant le cœur
transpercé de Jésus crucifié : « De son côté le Christ a édifié son
Eglise, de même que du côté d’Adam a été formée Eve son épouse »[2].
Le mystère des
noces resplendit ainsi dans toute la création et dans toute l’histoire du
salut : dans le plan de Dieu, tout est alliance. L’union de l’âme et du
corps, l’union de l’homme et de la femme, l’union du Christ et de l’Eglise sont
les trois lieux symboliques et spirituels d’une réalité nuptiale. C’est ainsi
que Dieu nous a créés, c’est ainsi qu’il nous a sauvés. La part de l’homme,
dans ce grand mystère, est symboliquement représentée par le jeûne : le
jeûne biblique entourant le mariage de l’homme et de la femme, le jeûne moral de
l’ascèse pacifiant l’union de l’âme et du corps, le jeûne liturgique du Carême célébrant
l’union du Christ et de l’Eglise. Pour honorer le mariage, il n’y a pas de plus bel effort, en fin de compte, que de jeûner pacifiquement dans
l’humilité et le calme. Ainsi, écoutons encore l’invitation du prophète :
« proclamez un jeûne sacré » ; « car voici venir les noces
de l’Agneau ».
[1] Saint Léon le Grand, 4ème
sermon sur le Carême 29 (XLII), 2 ; Sources Chrétiennes n° 49, le
Cerf, Paris, 1957 ; p. 44.
[2] Ce texte, tiré des Catéchèses baptismales (3, 17) de saint Jean Chrysostome (Huit catéchèses baptismales, Sources
Chrétiennes n° 50 bis, le Cerf, Paris, 1970 ; p. 161) se trouve
au Bréviaire latin pour le Vendredi Saint (dans la traduction française, au mardi de la 5ème semaine).
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