« L’homme
ne vit pas seulement de pain ». Voilà une grande vérité connue de toute
l’Antiquité. Il ne suffit pas que l’homme soit nourri pour qu’il vive ;
tout homme a besoin pour vivre de pain et d’autre chose. Celui qui n’a
besoin que de manger est un animal, pas un homme. Cette vérité universelle et
incontestée ouvre néanmoins un débat, car sur la nature de la seconde chose, en
plus du pain, il y a doute ; les opinions divergent.
Une formule très célèbre de l’Antiquité affirmaient que les
Empereurs de Rome donnaient à la plèbe : « du pain et des
jeux ». Les Romains avaient besoin, pour vivre, d’être approvisionnés en
victuailles – et fournir une ville de la taille de Rome n’était certes pas une
petite affaire – mais cela ne suffisait pas à les maintenir tranquilles. Au
milieu des intrigues politiques, des efforts militaires, des sacrifices constants
exigés du peuple par l’Empereur, il était indispensable que des réjouissances
viennent comme une compensation, comme une drogue capable d’endormir les
inquiétudes de la plèbe. Ces jeux flattaient la part la plus vile de l’homme,
son appétit pour la violence, un certain voyeurisme cruel ; mais, quelle
que soit la bassesse morale de tels spectacles, ils étaient nécessaires afin
d’assurer la paix de la cité. Evidemment, ce modèle est assez consternant, et
montre comment l’humanité la plus vile se contente de satisfaire ses appétits
les plus abjects. Mais cela illustre bien cette vérité selon laquelle, quel que
soit le degré d’évolution morale d’un homme, il a besoin de quelque chose de
plus que sa nourriture.
Après cet
exemple trop vulgaire, nous comprenons bien que la Bible accueille ce principe
fondateur de la nature humaine selon lequel l’homme ne vit pas seulement de pain ;
mais pour autant, la Bible ne peut légitimer que les hommes se repaissent de
violence et de spectacles immoraux. Ce n’est pas sans raison que les premiers
chrétiens condamnaient sans réserve ce genre de réjouissances populaires. Il
faut cependant que la Parole de Dieu propose quelque chose, qu’elle sache
conseiller à l’homme ce qui peut, en plus du pain, assurer sa vie.
Jésus, dans l’évangile de ce jour, nous
indique donc une autre voie qu’on peut définir ainsi – pardonnez-moi ce mauvais
jeu de mots : « du pain et des jeûnes ». Reconnaître que le pain
est un don de Dieu, un don gratuit, implique de ne jamais considérer la
nourriture qui nous est donnée pour notre subsistance comme un droit, comme un
dû que Dieu serait contraint de nous fournir, sous peine de faute de sa part.
Dans l’Antiquité, la survie alimentaire était beaucoup plus fragile et risquée
que dans notre société de consommation, et il existait des périodes de disette,
de famine même. Cela venait rappeler à l’homme qu’il n’est pas le maître des
aléas de la production agricole ; cela venait lui faire prendre conscience
que ce que Dieu donne – le pain de chaque jour – n’est pas garanti, et qu’il
peut manquer sans qu’on doive en accuser Dieu.
Le jeûne se situe dans cette logique : reconnaître que quelque
chose est un cadeau suppose qu’on soit capable de s’en priver, d’y
renoncer. Accepter le don de Dieu implique, par souci de cohérence,
qu’on sache également s’abstenir du don de Dieu, afin qu’on ne puisse jamais se
croire propriétaires de la grâce. C’est une des lectures possibles du récit de
la chute : c’est pour n’avoir pas su renoncer à un arbre qu’Adam et Eve
ont commencé à connaître le mal. Au contraire, on peut reprendre ce conseil de
saint Paul : « Je vous le dis,
frères : le temps se fait court. Que désormais ceux qui achètent, soient
comme s’ils ne possédaient pas ; ceux qui usent de ce monde, comme s’ils
n’en usaient pas vraiment. Car elle passe, la figure de ce monde »
(1Cor 7, 29…31). On ne nous demande pas de quitter le monde, on ne nous
demande pas de renoncer à tout pour toujours, mais de savoir ne pas nous
considérer comme les maîtres de notre patrimoine, comme si nous étions Dieu
même. Ce que nous avons – et que nous possédons légitimement – nous l’avons
reçu de la bonté de Dieu et, de même que nous reconnaissons que nous l’avons
reçu, nous devons être prêt à vivre comme si nous ne l’avions pas reçu, sans
pour autant récriminer. Renoncer à l’usage de nos biens pour un temps est un
moyen concret de nous rappeler cette grande vérité spirituelle.
Aujourd’hui, nous voyons qu’un monde
matérialiste est dans l’impasse. Ceux qui ne vivent que de pain sont moralement
à peine au-dessus des animaux ; ceux qui cherchent à vivre avec du pain et
des jeux, de quoi manger et de quoi se divertir, recherchent en fait le
désespoir. Le temps du Carême nous propose de vivre de pain et de privation
de pain, de biens matériels et de renoncement aux biens matériels. En
suivant ce chemin de conversion, nous redécouvrirons avec émerveillement que
Dieu nous a tout donné ; ce n’est pas rechercher la souffrance,
c’est comprendre que tout est grâce.
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