mardi 26 février 2013

2ème dimanche de Carême - année C - fin du ministère de Benoît XVI


Les textes de la Transfiguration devraient être longuement commentés, mais l'actualité m'incite à revenir, sous forme d'action de grâce, sur la vie et le ministère de Benoît XVI, qui s'achèvera jeudi prochain. 

Joseph Ratzinger est né le 16 avril 1927 en Bavière dans une famille profondément catholique. Dans le contexte de l’Allemagne des années 1930, la foi chrétienne ne pouvait pas ne pas entrer en conflit avec les projets du régime national socialiste. En 1939, Joseph entre au petit séminaire et sa vocation fut l’argument qu’il opposa à toutes les tentatives d’embrigadement de la part des jeunesses hitlériennes. Malgré sa résistance, il fut brièvement affecté dans une unité de défense aérienne puis dans un régiment anti-char dont il déserta, ce qui lui valut quelque temps de prison. A la fin de la guerre, il reprend le chemin de sa vocation et entreprend des études théologiques à Munich. Le 29 juin 1951 il est ordonné prêtre en même temps que son frère aîné, Georg. Il devient rapidement professeur au Séminaire de Freising pendant qu’il rédige deux thèses de doctorat sur saint Augustin et saint Bonaventure. 
Brillant professeur d’université, il participe au Concile Vatican II comme expert. Conscient de l’importance d’un rajeunissement de l’Eglise, dans ses méthodes, dans ses dogmes, dans ses rites, il promeut l’idée d’une réforme dans la continuité : le Concile ne peut être une ‘‘révolution’’ ; le Concile est un acte ecclésial, traditionnel et prophétique à la fois. Après le Concile, Joseph Ratzinger poursuit son ministère de théologien jusqu’en 1977 où il est nommé par Paul VI archevêque de Munich et Freising. Le 27 juin de cette même année, Paul VI le fait cardinal. 
En 1981, Jean-Paul II le nomme préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi. Il aura l’occasion d’exercer dans ce poste un magistère rigoureux, au service de la vérité de la foi. On lui reprochera d’être devenu intransigeant, alors qu’au Concile il prônait une plus grande modération de l’autorité doctrinale de l’Eglise. Cette fausse contradiction est pourtant résolue si l’on considère la devise épiscopale qu’il avait choisie en 1977 : « coopérateurs de la vérité » (3Jn 8). Cette citation de saint Jean montre que l’homme n’est pas l’auteur d’une vérité qu’il décide pour lui-même ; il ne reçoit pas non plus de Dieu une vérité qui lui serait imposée de l’extérieur. Ce rapport de « coopération » entre l’homme et la vérité permet la créativité, suppose une vraie liberté, mais également une docilité fidèle. C’est de cela qu’il voulait être le garant comme Préfet de la Doctrine de la Foi. 
Le 19 avril 2005, il est élu pour succéder à Jean-Paul II. Dans son premier message, il se présente comme « un simple et humble travailleur dans la vigne du Seigneur », soulignant que Dieu se sert de pauvres instruments, d’hommes défectueux pour conduire son Eglise. En près de huit années de pontificat, il donné l’image d’un Pape théologien ; ses trois encycliques (Dieu est charité, Sauvés en espérance et La charité dans la vérité) sont une profonde réflexion sur le cœur de la foi catholique. Mais il fut aussi un « Bon Pasteur ». Son action pour ramener au bercail les fidèles lefebvristes fut une tentative risquée et courageuse pour ne pas laisser hors de l’Eglise des hommes qui pouvaient travailler à l’évangile ; l’échec de cette initiative miséricordieuse ne peut lui être imputé. Il a travaillé également, en ce sens, en faveur de nombreux Anglicans, leur offrant les conditions d’un retour dans la communion catholique. Benoît XVI, qu’on supposait lointain et froid, se révéla attentif aux jeunes, célébrant personnellement des J.M.J. chaleureuses et ferventes. On retiendra l’image de cet orage imprévu qui s’était déchaîné durant la veillée de prière, et le Pape, serein au milieu de la tempête, tandis que son service de sécurité, affolé, ne savait que faire. Il a aussi profondément rénové le fonctionnement de la Curie romaine. 
La spiritualité de Benoît XVI tient dans une intelligence vive qu’il a voulu mettre au service de la foi. Il nous a montré que, non seulement croire n’est pas déraisonnable, mais que c’est là l’acte par lequel l’intelligence de l’homme s’élève au-dessus d’elle-même. Croire n’est pas le réflexe enfantin d’un homme inquiet qui chercherait à se rassurer dans des illusions consolantes. Croire est l’acte courageux d’un homme raisonnable qui, par delà le silence de Dieu, par delà le scandale du mal et de la souffrance, comprend qu’il a été créé avec sagesse et par amour. Croire est le choix d’un homme qui regarde ses torts, qui connaît ses péchés qui ont tué le Christ et qui reçoit du Christ le message du salut au matin de la Résurrection. Cette attitude du croyant est non seulement respectable ; elle est le signe d’une vraie intelligence, lucide et docile, confiante et vraiment libre. 
Benoît XVI, homme de raison, a choisi aujourd’hui de poursuivre d’une autre manière son chemin de foi. Sa décision de se retirer, annoncée le 11 février dernier, a été un choc pour toute l’Eglise, depuis les cardinaux jusqu’aux fidèles que nous sommes. Tous, nous avons été surpris par une initiative historiquement rarissime et qui n’a jamais eu lieu dans les des conditions comparables à celles d’aujourd’hui. Dans cet acte, que nous avons du mal à comprendre, nous devons considérer une extrême lucidité et une fidélité héroïque aux exigences de la conscience. J.H. Newmann disait de la conscience qu’elle est, pour chacun de nous, le « vicaire du Christ » ; il employait à dessein cette expression qui désigne habituellement le Pape. Le choix de Benoît XVI nous rappelle que pour le Pape également la conscience est le lieu où, comme croyant, il s’entretient avec le Christ. Si, dans le secret de cet entretien spirituel, le Christ lui a inspiré de laisser sa charge à un autre, c’est pour nous une grande leçon d’humilité et de vérité. Au terme d’un pontificat courageux et précis, qui reste, évidemment, un pontificat inachevé, nous sommes invités à la prière. Jeudi prochain, à vingt heures, nous n’aurons plus de Pape. Il appartient maintenant à l’Esprit Saint de conduire l’Eglise vers une nouvelle page de son histoire. Rendons grâce à Dieu et prions avec confiance. 

1er dimanche de Carême - année C



« L’homme ne vit pas seulement de pain ». Voilà une grande vérité connue de toute l’Antiquité. Il ne suffit pas que l’homme soit nourri pour qu’il vive ; tout homme a besoin pour vivre de pain et d’autre chose. Celui qui n’a besoin que de manger est un animal, pas un homme. Cette vérité universelle et incontestée ouvre néanmoins un débat, car sur la nature de la seconde chose, en plus du pain, il y a doute ; les opinions divergent. 
Une formule très célèbre de l’Antiquité affirmaient que les Empereurs de Rome donnaient à la plèbe : « du pain et des jeux ». Les Romains avaient besoin, pour vivre, d’être approvisionnés en victuailles – et fournir une ville de la taille de Rome n’était certes pas une petite affaire – mais cela ne suffisait pas à les maintenir tranquilles. Au milieu des intrigues politiques, des efforts militaires, des sacrifices constants exigés du peuple par l’Empereur, il était indispensable que des réjouissances viennent comme une compensation, comme une drogue capable d’endormir les inquiétudes de la plèbe. Ces jeux flattaient la part la plus vile de l’homme, son appétit pour la violence, un certain voyeurisme cruel ; mais, quelle que soit la bassesse morale de tels spectacles, ils étaient nécessaires afin d’assurer la paix de la cité. Evidemment, ce modèle est assez consternant, et montre comment l’humanité la plus vile se contente de satisfaire ses appétits les plus abjects. Mais cela illustre bien cette vérité selon laquelle, quel que soit le degré d’évolution morale d’un homme, il a besoin de quelque chose de plus que sa nourriture. 
Après cet exemple trop vulgaire, nous comprenons bien que la Bible accueille ce principe fondateur de la nature humaine selon lequel l’homme ne vit pas seulement de pain ; mais pour autant, la Bible ne peut légitimer que les hommes se repaissent de violence et de spectacles immoraux. Ce n’est pas sans raison que les premiers chrétiens condamnaient sans réserve ce genre de réjouissances populaires. Il faut cependant que la Parole de Dieu propose quelque chose, qu’elle sache conseiller à l’homme ce qui peut, en plus du pain, assurer sa vie. 
Jésus, dans l’évangile de ce jour, nous indique donc une autre voie qu’on peut définir ainsi – pardonnez-moi ce mauvais jeu de mots : « du pain et des jeûnes ». Reconnaître que le pain est un don de Dieu, un don gratuit, implique de ne jamais considérer la nourriture qui nous est donnée pour notre subsistance comme un droit, comme un dû que Dieu serait contraint de nous fournir, sous peine de faute de sa part. Dans l’Antiquité, la survie alimentaire était beaucoup plus fragile et risquée que dans notre société de consommation, et il existait des périodes de disette, de famine même. Cela venait rappeler à l’homme qu’il n’est pas le maître des aléas de la production agricole ; cela venait lui faire prendre conscience que ce que Dieu donne – le pain de chaque jour – n’est pas garanti, et qu’il peut manquer sans qu’on doive en accuser Dieu. 
Le jeûne se situe dans cette logique : reconnaître que quelque chose est un cadeau suppose qu’on soit capable de s’en priver, d’y renoncer. Accepter le don de Dieu implique, par souci de cohérence, qu’on sache également s’abstenir du don de Dieu, afin qu’on ne puisse jamais se croire propriétaires de la grâce. C’est une des lectures possibles du récit de la chute : c’est pour n’avoir pas su renoncer à un arbre qu’Adam et Eve ont commencé à connaître le mal. Au contraire, on peut reprendre ce conseil de saint Paul : « Je vous le dis, frères : le temps se fait court. Que désormais ceux qui achètent, soient comme s’ils ne possédaient pas ; ceux qui usent de ce monde, comme s’ils n’en usaient pas vraiment. Car elle passe, la figure de ce monde » (1Cor 7, 29…31). On ne nous demande pas de quitter le monde, on ne nous demande pas de renoncer à tout pour toujours, mais de savoir ne pas nous considérer comme les maîtres de notre patrimoine, comme si nous étions Dieu même. Ce que nous avons – et que nous possédons légitimement – nous l’avons reçu de la bonté de Dieu et, de même que nous reconnaissons que nous l’avons reçu, nous devons être prêt à vivre comme si nous ne l’avions pas reçu, sans pour autant récriminer. Renoncer à l’usage de nos biens pour un temps est un moyen concret de nous rappeler cette grande vérité spirituelle. 
Aujourd’hui, nous voyons qu’un monde matérialiste est dans l’impasse. Ceux qui ne vivent que de pain sont moralement à peine au-dessus des animaux ; ceux qui cherchent à vivre avec du pain et des jeux, de quoi manger et de quoi se divertir, recherchent en fait le désespoir. Le temps du Carême nous propose de vivre de pain et de privation de pain, de biens matériels et de renoncement aux biens matériels. En suivant ce chemin de conversion, nous redécouvrirons avec émerveillement que Dieu nous a tout donné ; ce n’est pas rechercher la souffrance, c’est comprendre que tout est grâce. 

Mercredi des cendres



            Relisons quelques mots du prophète Joël : « prescrivez un jeûne sacré… Que le jeune époux sorte de la maison, que la jeune mariée quitte sa chambre ». Ce rapport que le prophète établit entre le jeûne et le départ des époux n’est aucunement fortuit. Le Christ lui-même dira une phrase énigmatique assez comparable : « Pouvez-vous faire jeûner les compagnons de l’époux pendant que l’époux est avec eux ? Mais viendront des jours... et quand l’époux leur aura été enlevé, alors ils jeûneront en ces jours-là » (Lc 5, 34-35). Ces paroles du prophète Joël et du Christ se comprennent aisément dans la mentalité biblique. L’Orient ancien n’était pas une société d’abondance et les festins n’étaient pas fréquents ; la vie était plutôt faite d’une saine sobriété. Mais lorsqu’une circonstance exceptionnelle se présentait, alors on savait faire la fête. Et un mariage, assurément, c’était une fête. Le jeune époux devait se rendre dans la maison de sa fiancée pour la recevoir de son père. Ce séjour de l’époux dans sa belle famille était entouré d’une joie fastueuse. La Bible conserve le souvenir du mariage de Tobie qui fut un banquet de quatorze jours. Et une fois la fête épuisée, peut-être par manque de victuailles, l’époux quittait la maison de son beau-père, emmenant chez lui pour la première fois son épouse. La vie reprenait son cours, la modération habituelle succédait à cette incroyable abondance : « prescrivez un jeûne sacré… Que l’époux sorte de la maison, que la jeune mariée quitte sa chambre ».

            Mais, au-delà de cette description sociologique du mariage, festin encadré par un jeûne préparatoire et un jeûne conséquent, l’homme antique savait donner un sens spirituel à la privation et à la frugalité ; il s’agit bien d’un jeûne sacré. L’homme biblique savait d’expérience qu’une vie d’abondance entretient la violence, l’injustice, l’agressivité, la rancune ; le luxe, la gloutonnerie et l’ivrognerie rendent méchant. Et cela ne convient pas au moment où l’on scelle l’alliance de deux familles à l’occasion d’un mariage. Le jeûne préparatoire était aussi une manière de se disposer à la paix. Une fois que la fête est achevée, le retour à la sobriété indique la tristesse de la séparation (des parents ont laissé partir leur fille) et la sérénité de l’espérance : la nouvelle famille sera le lieu d’épanouissement de vies nouvelles, de bénédictions nouvelles.

            D’une manière allusive, saint Léon le Grand nous indique, dans cette logique, une vérité très profonde en exhortant ainsi au jeûne du Carême : « faisons cesser les luttes qui opposent l’un à l’autre » l’esprit et la chair[1]. La condition de l’homme consiste en une double nature qui doit vivre en harmonie, sous peine de destruction. L’homme est charnel et spirituel, il est l’union d’une âme et d’un corps ; symboliquement, l’homme antique se conçoit comme le mariage de l’esprit et de la chair. Et il faut bien que ces deux là s’entendent. Mais nous constatons que notre corps est égoïste lorsque notre âme est généreuse ; notre corps recherche le confort tandis que notre âme a soif d’une joie contemplative. Notre complicité avec le mal, notre péché, a troublé l’union de l’âme et du corps, cette union qui est notre nature. L’homme est ainsi un être de nature nuptiale. Au moment de notre conception, notre âme a épousé notre corps ; par notre faute, par nos mauvais penchants, ce mariage est douloureux. Le jeûne n’est-il pas le moyen de pacifier l’union de l’âme et du corps ? Si le jeûne permet que l’union de l’homme et de la femme soit sereine, il doit bien favoriser aussi la paix des relations de l’âme et du corps, pense saint Léon.

            Pourquoi jeûner particulièrement pendant le Carême ? Ce temps liturgique que nous allons vivre, les évangiles que nous allons entendre de dimanche en dimanche, vont nous décrire ce mystère spirituel des noces du Christ et de l’Eglise. Le Jeudi saint, Jésus va précisément célébrer le repas des épousailles. « Ceci est mon corps livré pour vous » : cette phrase est une déclaration d’amour, c’est même une définition du mariage, c’est la règle de la charité de l’époux envers son épouse. Ce n’est pas par inadvertance qu’on appelle l’Eucharistie le sacrement de l’Alliance nouvelle et éternelle : il s’agit bien de noces. Et sur la croix, dans sa mort même, reprenant le sommeil prophétique d’Adam, sommeil qui fit naître Eve, le Christ va faire de l’Eglise son épouse. Au bréviaire du Vendredi saint, les prêtres lisent cette phrase de saint Jean Chrysostome, décrivant le cœur transpercé de Jésus crucifié : « De son côté le Christ a édifié son Eglise, de même que du côté d’Adam a été formée Eve son épouse »[2].

            Le mystère des noces resplendit ainsi dans toute la création et dans toute l’histoire du salut : dans le plan de Dieu, tout est alliance. L’union de l’âme et du corps, l’union de l’homme et de la femme, l’union du Christ et de l’Eglise sont les trois lieux symboliques et spirituels d’une réalité nuptiale. C’est ainsi que Dieu nous a créés, c’est ainsi qu’il nous a sauvés. La part de l’homme, dans ce grand mystère, est symboliquement représentée par le jeûne : le jeûne biblique entourant le mariage de l’homme et de la femme, le jeûne moral de l’ascèse pacifiant l’union de l’âme et du corps, le jeûne liturgique du Carême célébrant l’union du Christ et de l’Eglise. Pour honorer le mariage, il ny a pas de plus bel effort, en fin de compte, que de jeûner pacifiquement dans l’humilité et le calme. Ainsi, écoutons encore l’invitation du prophète : « proclamez un jeûne sacré » ; « car voici venir les noces de l’Agneau ».


[1] Saint Léon le Grand, 4ème sermon sur le Carême 29 (XLII), 2 ; Sources Chrétiennes n° 49, le Cerf, Paris, 1957 ; p. 44.
[2] Ce texte, tiré des Catéchèses baptismales (3, 17) de saint Jean Chrysostome (Huit catéchèses baptismales, Sources Chrétiennes n° 50 bis, le Cerf, Paris, 1970 ; p. 161) se trouve au Bréviaire latin pour le Vendredi Saint (dans la traduction française, au mardi de la 5ème semaine).