vendredi 20 janvier 2017

3e dimanche du temps ordinaire - A


«Moi, j’appartiens à Paul – Moi, j’appartiens à Apollos – Moi, j’appartiens à Pierre – Moi, j’appartiens au Christ» (1Co1,12). Avant de tirer des leçons générales d’une telle cacophonie, essayons de préciser un peu concrètement de quoi il s’agit. 

Est-il nécessaire de présenter Paul? Les Corinthiens le connaissent, ainsi que le rapporte le livre des Actes des Apôtres (18,1-18). C’est à Corinthe que Paul rencontre Priscille et Aquilas, juifs romains, convertis au Christianisme et chassés de Rome par l’édit de Claude (1). C’est à Corinthe qu’il prêche dans les synagogues et qu’il est confronté à une farouche opposition. C’est là qu’il prend la décision de diriger son ministère d’évangélisation vers les païens. Qu’est-ce donc qu’appartenir à Paul?

Apollos est un Juif d’Alexandrie qui a connu l’évangile par des disciples de Jean-Baptiste. Priscille et Aquilas, reconnaissant la sincérité de sa conversion, mais voyant également les lacunes de sa formation, lui enseignent d’une manière plus complète ce qu’il en est de l’Eglise et de ses rites. Le baptême de Jean ne suffit pas: c’est au nom du Seigneur Jésus, dans l’Esprit Saint, qu’il faut être plongé pour appartenir au Christ (Ac18,18-24). Apollos est donc un prédicateur zélé, mais dont l’ardeur devait être formée et construite. Sans la bienveillance de Priscille et Aquilas, son ministère n’aurait pas porté beaucoup de fruits. Apollos s’est rendu à Corinthe, tandis que Paul n’y était plus (Ac19,1). Qu’est-ce donc qu’appartenir à Apollos?

Pierre également nous est très connu. Son lien à Corinthe est plus difficile à établir. Y est-il venu? On ne peut, comme donnée fiable, que se fonder sur ce que Clément de Rome dit aux Corinthiens dans une lettre qui date de la fin du Ier siècle: «regardons les saints Apôtres: Pierre, victime d’une injuste jalousie subit non pas une ou deux épreuves, mais de nombreuses, et après avoir ainsi rendu son témoignage, il s’en est allé au séjour de la gloire, où l’avait conduit son mérite. C’est par suite de la jalousie et de la discorde que Paul a montré quel est le prix de la patience: chargé sept fois de chaînes, exilé, lapidé, il devint héraut du Seigneur au levant et au couchant, et reçut pour prix de sa foi une gloire éclatante» (2) Si Clément cite Paul et Pierre à ses correspondants corinthiens, c’est probablement que ceux-ci avaient une certaine connaissance des deux Apôtres; mais s’agissait-il, pour Pierre, d’une connaissance personnelle ou d’une relation seulement épistolaire? Il serait difficile de préciser. En particulier, Pierre connaissait-il également Priscille et Aquilas? Il est impossible, je crois, de se prononcer sur cette question. Qu’est-ce donc qu’appartenir à Pierre?

Le Christ: il semblerait inconvenant de demander qui il est, car nous pensons tous le connaître. Et pourtant, Jésus est sans doute l’homme le plus mystérieux et le plus insaisissable de cette liste. Il avait demandé à ses disciples: «Pour vous, qui suis-je?» – et Pierre avait répondu: «Tu es le Christ» (Mc8,29). Mais cette réponse trop simple ne peut suffire à clore le sujet. A la lumière de cette question, chacun peut s’examiner en se demandant qui est le Christ pour lui; et qu’est-ce que le Christ vient changer dans sa vie. Avant de donner la bonne réponse généreuse («Moi, j’appartiens au Christ»), il convient de vérifier quel est le lien réel, concret, qui m’attache à Jésus persécuté, à Jésus doux et humble de cœur, à Jésus miséricordieux, à Jésus crucifié. Qu’est-ce donc qu’appartenir au Christ?

Et il ne faudrait pas enfin oublier le dernier intéressé de cette affaire : «moi»; «moi, j’appartiens»… mais à qui puis-je dire que j’appartiens? Instinctivement, j’aurais envie de définir ma liberté comme le fait de n’appartenir à personne, ou d’être à moi-même mon seul et unique propriétaire: «ni Dieu, ni maître» disait-on avec une rage un peu naïve. Mais, dès que je réfléchis un peu lucidement, je vois bien que j’appartiens (à mon insu et avec mon consentement) à des tas d’influences qui s’exercent sur moi de manière plus ou moins sournoises. J’appartiens à la mode, à la publicité, aux sondages, à l’opinion, à l’image que je veux renvoyer de moi-même… et rien de tout cela n’est vraiment sincère. Si je pense n’appartenir à personne, c’est peut-être que j’évite de voir que je suis l’otage de beaucoup de monde. La liberté, la vraie liberté, est d’un autre ordre. Être libre, c’est appartenir à celui qui me rend libre. La liberté, c’est de servir Dieu, d’appartenir au Christ. Mais justement, appartenir au Christ est une liberté difficile, subtile, délicate, instable même, tant les sollicitations sont fortes pour me conduire à appartenir aussi à d’autres que le Christ, à d’autres qui ne me rendent pas libre. 

«Moi, j’appartiens au Christ!» Cette définition du chrétien est belle, exigeante, lucide, courageuse. Et c’est parce que j’appartiens au Christ que je me dois à l’Eglise, aux Apôtres, aux ministres et à tous les hommes. Serviteur du Christ, j’appartiens aussi à tous les pauvres dans lesquels le Christ veut être aimé, j’appartiens à tous les blessés de la vie qui sont autant de visages de Jésus souffrant. Cette appartenance ne m’enferme pas; elle déploie ma capacité à aimer dans une dimension nouvelle, pour exiger de moi que je regarde tout homme comme mon propre frère. C’est dans la mesure où je n’ai de haine envers personne, dans la mesure où je suis prêt à servir quiconque, dans la mesure où jappartiens à tous les hommes que, vraiment, j’appartiens au Christ. 


(1) L’édit de Claude expulsant les Juifs de la ville de Rome est sujet à controverse. Mentionné par saint Luc (Ac18,2), il est également décrit par Suétone: «Il chassa de la Ville les Juifs qui se soulevaient sans cesse à l’instigation d’un certain Chrestus» (Vie de Claude, XXV). L’ampleur de cette mesure reste difficile à cerner (de quelques individus expulsés à un exode massif); la durée de cet exil paraît cependant avoir été brève. 

(2) Clément de Rome, Lettre aux Corinthiens (écrite vers 96 ap. J.C.), 5. Paul est encore nommé, seul cette fois, au chap. 47. 

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