vendredi 13 mai 2016

Pentecôte


Dans l’épître aux Romains, saint Paul présente une vigoureuse catéchèse baptismale (Rm 6), puis une réflexion profondément lucide sur l’état de l’homme devant la loi (la Loi de Moïse et la loi morale; Rm 7). Puis, l’Apôtre développe une pensée novatrice sur la vie de celui qui est devenu fils de Dieu par son baptême, et qui vit, selon l’Esprit Saint, dans une loi de liberté (Jc 2, 12). C’est de ce chapitre 8 qu’est extrait le passage entendu aujourd’hui en deuxième lecture. 

Cet exposé de la vie spirituelle des enfants de Dieu s’articule autour d’une double polarité de l’existence: ce que Paul nomme la chair, et ce qu’il nomme l’esprit. Comprendre ces deux notions n’est pas très simple. Il y a la tentation de voir dans la chair quelque chose de mauvais, voire de souillé; et, par contraste, de voir dans l’esprit quelque chose d’éthéré, qu’il faudrait situer hors du monde – mais alors, comment l’esprit ferait-il encore partie du réel? Une telle vision des choses ne permettrait pas de comprendre l’Incarnation (pourquoi le Verbe s’est fait chair; Jn 1, 14), ou comment l’eucharistie est communion au corps du Christ (1Co 10, 16), ni en vue de quoi nous croyons à la résurrection de la chair (Rm 8, 11). Si la chair était simplement mauvaise, il faudrait la détruire; elle ne serait bonne à rien d’autre qu’à être niée. 

Mais ce n’est pas exactement ce à quoi Paul nous invite. Ce qu’il dénonce n’est pas la chair, mais plutôt marcher selon la chair (Rm 8, 4), avoir une dette envers la chair, ou vivre selon la chair (Rm 8, 12). La chair, c’est la part superficielle de nous-mêmes, ce qui nous projette vers l’extériorité, ce qui nous met en contact avec une réalité que nous ne sommes pas: les autres, le monde, qui n’est pas nous-mêmes, mais que nous devons connaître et que nous pouvons aimer. La chair n’est pas mauvaise en elle-même, mais on ne peut pas vivre pourtant toujours à l’extérieur de soi, sous peine de se disperser au détriment d’une intimité. Une personnalité superficielle, toujours préoccupée de ce qui se passe au-dehors, qui se soucie de l’apparence (celle des autres et la sienne) plus que de l’être, une telle personnalité aura du mal à se construire et, par conséquent, aura du mal à s’épanouir pour un bonheur. 

A côté de la chair, Paul désigne l’esprit. L’esprit renvoie vraisemblablement à une certaine intériorité, une attention à ce qui se passe dans l’intime, dans la conscience. En exhortant les Romains à vivre selon l’esprit, c’est-à-dire vivre à l’intérieur de soi-même, Paul ne les invite pas au repliement sur eux-mêmes, il ne leur prescrit pas une existence nombriliste et introvertie. Paul indique plutôt une attitude de recueillement qui permet de se tenir dans un monde agité sans perdre pour autant une sérénité du cœur. L’esprit reste bien l’esprit d’un corps, l’esprit d’une chair. Mais dans cette relation complexe, c’est dans l’esprit que se situe l’instance de la vie alors que la chair, par sa vulnérabilité, est promise à la mort. Aux hommes qui ont conscience de naître pour mourir, Paul pose cette question: où vivez-vous? Vivre dans la chair, vivre dans la pure extériorité, dans le règne de l’apparence, c’est en effet vivre pour mourir. Vivre selon l’esprit, en revanche, vivre dans l’intériorité, faire de sa conscience l’instance personnellement vitale, c’est vivre pour ressusciter, et c’est donner vie aux corps mortels (Rm 8, 11). 

Pour bien comprendre, il faut voir encore que l’opposition entre la chair de l’homme (son extériorité) et l’esprit de l’homme (son intériorité) s’entrecroise avec le thème de l’Esprit de Dieu. Dieu aussi possède un Esprit, qui est sa propre intériorité divine; en étant l’intimité du Père et du Fils, l’Esprit de Dieu est l’instance vitale de la communion des personnes trinitaires. La vie de Dieu est tout entière vie spirituelle, vie intérieure, mais, par le mystère admirable de la création, et le mystère plus grand encore de la rédemption, cette intimité divine nous a été donnée en partage: notre propre intériorité humaine est associée à l’intériorité de Dieu. Ainsi, notre intériorité se trouve attirée, d’un côté, par notre chair dans la dispersion, de l’autre, par l’intériorité de Dieu dans la communion. 

Relisons maintenant quelques versets: Frères, ceux qui sont les otages de l’apparence, qui vivent dans la dispersion et la superficialité ne peuvent plaire à Dieu. Or vous n’êtes pas sous la contrainte du superficiel, mais vous pouvez revenir à votre intériorité, parce que l’intériorité même de Dieu, la communion du Père et du Fils, habite en votre conscience (…) Ainsi donc, frères, nous sommes redevables, mais non pas envers les faux-semblants qui ont cours dans le monde, comme si nous devions trouver dans ces paillettes décevantes une raison de vivre. Car si c’est dans cette extériorité que nous trouvons une raison de vivre, nous ne vivons que pour mourir. Mais si, par le retour à l’intérieur de nous-mêmes, nous mortifions, nous purifions nos actes extérieurs, alors nous aurons une vraie raison de vivre, et nous vivrons vraiment. En effet, ceux dont la règle de conduite se laisse modeler par l’intériorité de Dieu, ceux qui agissent en contemplant la communion intime du Père et du Fils, ceux-là sont fils de Dieu. Car vous n’avez pas reçu une intériorité d’étroitesse, pour être toujours et toujours apeurés par votre manque de liberté, pour rester les otages de vos propres limites. Mais vous avez reçu une intériorité de filiation, et la condition filiale de liberté vous permet de prier, et de crier: “Père”. 

Dans quelques instants, lorsque, par l’invocation de l’Esprit, le corps du Christ sera au milieu de nous, alors nous pourrons mettre en œuvre cette vie spirituelle que décrit Paul. Parce que notre intériorité est associée à l’intériorité de Dieu, dans la liberté filiale, nous dirons: Père! 


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