“Cette coupe est la nouvelle alliance en mon sang” (1Co 11, 25): ces mots que Paul dit avoir reçus du SEIGNEUR, et qu’il dit avoir transmis aux chrétiens de Corinthe (1Co 11, 23) pour qui il avait célébré le repas eucharistique, ces mots sont parmi les plus extraordinaires qui aient été dits dans toute l’histoire de l’humanité. Et pourtant, nous qui les entendons à chaque messe sommes malheureusement blasés; par habitude (et bonne habitude, assurément) nous ne voyons peut-être plus très bien d’où viennent ces mots, en quoi ils sont inouïs, ni ce qu’ils signifient.
Reprenons l’histoire au début. Le Peuple élu vient de quitter l’Egypte dans une très grande angoisse; ils ont traversé la Mer rouge, passant d’une mort certaine à une vie nouvelle, vers une liberté inattendue. Ils ont quitté leur servitude pour pouvoir rendre un culte au SEIGNEUR, pour pouvoir servir leur Dieu qui n’était pas les dieux des Egyptiens. Moïse est au pied du Sinaï, tout le peuple l’entoure (Ex 24). Un autel est construit, des bêtes sont amenées, un sacrifice est immolé. Moïse donne la lecture d’une charte solennelle. Il prend du sang des sacrifices, le sang qui avait été versé sur l’autel et il en asperge le peuple, et il dit : “Ceci est le sang de l’Alliance que le SEIGNEUR a conclue avec vous selon toutes ces paroles” (Ex 24, 8). Dieu ne voulait pas seulement être honoré par son peuple. Il voulait se l’attacher, il voulait s’y joindre. Dieu et le peuple partagent le même sang, c’est-à-dire la même vie (Lv 17, 11). L’Alliance est cette exigeante déclaration d’amour de Dieu envers son peuple. Les paroles de l’Alliance deviennent alors définitives par le sang de l’Alliance. Rien ne pourra abroger l’amour de Dieu pour les hommes maintenant que l’Alliance a été célébrée dans une communion de vie.
Mais l’histoire n’est pas simple et les trahisons n’allaient pas tarder. Dieu a promis à son peuple une bienveillance éternelle; mais le peuple se lasse, se détourne, se distrait. Le peuple fait le mal; le peuple cherche d’autres dieux; le peuple se complaît dans l’injustice et dans la violence. Le Seigneur aime le peuple, mais le peuple n’en a rien à faire, le peuple oublie que Dieu l’aime. Dieu tient toujours à son Alliance; mais il est le seul à y tenir.
Alors Dieu se fâche d’être le seul à aimer. Son trop plein d’amour qui ne trouve personne qui veuille être aimé, il le crie à son peuple en envoyant ses prophètes, inlassablement. Ils disent, ils répètent à temps et à contretemps, ils appellent le peuple à se laisser aimer. Et Jérémie se lève et proclame de la part de celui qui l’envoie : “Voici venir des jours – oracle du SEIGNEUR – où je conclurai avec la maison d’Israël et avec la maison de Juda une Alliance nouvelle” (Jr 31, 31). Si la première Alliance, ratifiée entre Dieu et Moïse en présence de tout le peuple ne suffit pas, si elle est tombée en désuétude par la négligence et les transgressions du peuple, Dieu annonce une Alliance nouvelle. Elle sera inscrite dans les cœurs (Jr 31, 33) et non dans un texte. Cette Alliance intime et vivante, cette Alliance incarnée en chaque homme, cette Alliance est dite “nouvelle”, parce que la nouveauté est, pour Dieu, l’autre nom de la vie et du bonheur.
Mais le peuple est endurci et le mal prolifère. La guerre se porte partout et chacun hait son frère. Les peuples font le mal, les villes se révoltent, chaque cœur est enténébré par la violence du monde: où donc est l’Alliance que Jérémie avait promise de la part du SEIGNEUR? Dieu envoie son propre Fils pour conclure l’Alliance nouvelle; les prophètes avaient dû préparer cette rencontre amoureuse entre Dieu et l’humanité. Jean-Baptiste a prêché la conversion pour que les hommes soient prêts. Mais le mal est plus intense que jamais, la haine est plus forte. Et Jésus est là. Il doit conclure l’Alliance. Quel sera le sang dans lequel il va sceller la déclaration d’amour de Dieu? Moïse avait pris le sang des jeunes taureaux (Ex 24, 5) et avait lu le Décalogue (Ex 20). Que va faire Jésus? En lieu et place des dix commandements, Jésus dira ce simple mot, bref, mais tellement exigeant: “Aimez-vous les uns les autres” (Jn 13, 34) – voilà comment Dieu nous dit qu’il nous aime. En lieu et place du sang des bestiaux immolés, Jésus accepte d’affronter sans violence, dans une charité docile, la brutalité des hommes qui rejettent Dieu; Jésus accepte que ce soit “son propre sang” (Rm 3, 25; He 9, 12; 13, 12) qui serve à ratifier l’Alliance nouvelle. Et réunissant ses apôtres une dernière fois alors qu’il sait quelles souffrances l’attendent le lendemain, il prend la coupe du vin de la fête, la coupe de la Pâque et il dit ces mots de Moïse le libérateur, ces mots de Jérémie le prophète, ces mots qui sont aussi – et surtout – les siens, ces mots inouïs: “Cette coupe est la nouvelle alliance en mon sang” (1Co 11, 25). Pouvait-il dire quelque-chose de plus amoureux, de plus définitif, de plus intime? Quelle est cette nouveauté, puisqu’il va mourir? Si la nouveauté est du côté de la vie, et si l’Alliance lui coûte la vie, comment l’Alliance sera-t-elle nouvelle?
La nouveauté de l’Alliance est précisément ce que nous célébrons à chaque fois que nous sommes réunis pour faire mémoire de la résurrection de Jésus. A chaque messe, c’est à la nouveauté de l’Alliance que nous sommes associés, et cette nouveauté est pour nous vie et bonheur. Ce que Paul a reçu, ce qu’il nous a transmis, c’est de cela que nous vivons. Et nous annonçons cette mort du SEIGNEUR – mort paradoxalement nouvelle, puisqu’il est ressuscité, définitivement vivant – nous l’annonçons, jusqu’à ce qu’il revienne (1Co 11, 26).