Vous admettrez qu’il n’est jamais simple à quelqu’un qui est mort de se présenter devant ses anciennes connaissances. La littérature raconte quelques-unes de ces histoires savoureuses de disparition et de retour. Parmi tant d’autres, évoquons le délicieux roman de Luigi Pirandello, Feu Mathias Pascal (1904): cru mort, ses obsèques ayant été célébrées avec quelques larmes, alors qu’il y a une tombe à son nom et qu’il y a un corps dans cette tombe, Mathias Pascal, qui avait cru vivre plus libre hors de toute identité, découvre qu’une telle existence est un enfer. Il décide de retourner dans sa famille, de retrouver sa veuve (qui s’est remariée!); comment se fera-t-il reconnaître? Vous admettrez que la question n’est pas simple.
A la fin de l’évangile (mais l’évangile n’est pas de la littérature), nous sommes à peu près devant la même question. Jésus est mort; mais au-delà de sa mort, il se présente à ses disciples et doit se faire reconnaître d’eux. Et ceci est à chaque fois une difficulté nouvelle. Cet ultime chapitre de saint Jean raconte la troisième fois que Jésus se manifeste à ses disciples (Jn 21, 14) et les disciples (qui l’ont donc déjà vu vivant deux fois) ont toujours de la réticence à le retrouver.
Un procédé, attesté par saint Luc (24, 13-35) et par saint Jean (21), consiste en ceci: afin que les disciples puissent l’identifier comme celui qui a sillonné avec eux les routes de Palestine, afin qu’ils voient en lui le maître qui a fait des miracles et prêché un message d’amour, afin qu’ils découvrent en lui celui qui, à la veille de mourir, a consacré son corps et son sang pour le salut du monde, Jésus refait un geste qu’il est le seul à pouvoir poser.
Chez saint Luc, Jésus accomplit à Emmaüs, devant les deux disciples, cette ‘‘fraction du pain’’ (Lc 24, 35) caractéristique par laquelle il est entré dans son sacrifice. Qui peut ainsi prendre le pain et le donner, sinon celui qui a dit, à la veille de mourir: Ceci est mon corps livré pour vous (Lc 22, 19)? Dès lors, les deux pèlerins qui quittaient Jérusalem dans la tristesse du deuil et dans la stupeur du tombeau vide n’ont plus aucune hésitation: c’est bien Jésus qu’ils ont rencontré!
Quoique Jean ne rapporte pas d’épisode de pêche miraculeuse dans son évangile, c’est probablement la même logique qu’il met ici en œuvre. Jean lui-même avoue qu’il ne raconte pas tout (Jn 21, 30), et il connaissait sans doute les traditions sur les miracles de pêches qui étaient racontés par ailleurs, par exemple, chez Luc (Lc 5, 1-11). Après une nuit de pêche infructueuse et au matin du découragement, les disciples, dont Pierre, reçoivent l’ordre de pêcher et sont stupéfait – jusqu’à la frayeur – de la quantité rapportée. Et Pierre, paniqué devant une telle manifestation de puissance, reçoit alors sa première vocation: ce sont des hommes qu’il prendra. Nous retrouvons ici suffisamment d’éléments qui permettent de voir entre la pêche de Luc et celle qui vient conclure le quatrième évangile des convergences: le premier récit (situé avant la mort de Jésus) est parfaitement cohérent avec le second (situé après la mort de Jésus). Qui peut transformer une nuit d’échec en une réussite tellement abondante? Qui possède l’autorité pour confier à Pierre, dans ce contexte qui l’effraye, une mission ecclésiale? La seule réponse plausible est que celui qui le fait aujourd’hui sur les bords du lac de Tibériade est le même qui se trouvait au bord du lac de Génésareth au début de la prédication évangélique: avec la même puissance, il réalise le miracle; avec la même autorité, il donne à Pierre une vocation. De qui d’autre pourrait-il s’agir? L’évidence est lumineuse pour les disciples: C’est le Seigneur! (Jn 21, 7).
Notre foi en la Résurrection de Jésus repose sur la confiance que nous plaçons dans le témoignage des Apôtres: nous pensons qu’ils étaient assez lucides pour ne pas se tromper, pour ne pas être trompés lorsqu’ils ont reçu au fond d’eux-mêmes la certitude morale que Jésus se tenait devant eux vivant. La science historique n’atteste pas la Résurrection elle-même – cela n’est pas son rôle – mais, avec le témoignage cohérent des évangiles, l’histoire profane reconnaît que les Apôtres ont eu réellement cette conviction intime: C’est le Seigneur! Si l’instant de la Résurrection échappe à l’histoire, la conviction des disciples est, dès les origines, une réalité historique. Et sur quoi peut-on fonder cette foi: sur une erreur? une supercherie? une hallucination? ou bien sur une reconnaissance authentique et fiable? Evidemment, c’est avec la foi qu’on peut répondre que la foi des disciples vient d’une vraie reconnaissance. Mais si l’on voulait douter, il faudrait expliquer pourquoi, en quoi, les disciples auraient dit faussement: C’est le Seigneur, lorsqu’il ont vu cet homme sur la rive du lac de Tibériade. Et si l’on veut croire, on voit bien alors qu’on ne croit pas sans raison, mais qu’une parole fiable fonde notre certitude que Jésus est ressuscité: C’est le Seigneur!
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