Les mots de Jésus entendus dans l’évangile aujourd’hui proclamé (Jn 14, 23-29) sont la réponse à une question posée par l’apôtre saint Jude. Cette question n’a pas été retenue dans le fragment liturgique, mais elle me semble importante et je vous invite à la relire: Jude – non pas Judas l’Iscariote – lui demanda: ‘‘Seigneur, que se passe-t-il? Est-ce à nous que tu vas te manifester, et non pas au monde?’’ (Jn 14, 22). On pourrait imaginer, en effet, qu’il serait plus simple que Jésus se manifeste au monde, que par une théophanie puissante et universelle, il affirme à tous les hommes, dans une révélation fulgurante, qu’il est le Fils de Dieu. Ainsi, tous les hommes seraient égaux: ils recevraient la même information au même moment; et un discernement pourrait s’opérer entre ceux qui croient et ceux qui refusent de croire. Et le sort de chacun serait ainsi décidé une fois pour toute, sans équivoque.
A cette question inquiète de l’apôtre, Jésus apporte donc en réponse les mots que nous avons entendus dans l’évangile. Et cette réponse paraît, comme souvent chez Jean, complexe et décalée. Si quelqu’un m’aime, il gardera ma parole (Jn 14, 23): quel rapport avec la demande? Jésus veut montrer sans doute que sa révélation ne passera pas par un acte de puissance d’ampleur universelle et instantanée; il ne veut pas se mettre en scène par un fait grandiose et terrifiant. Jésus ne renonce pas à diffuser son évangile jusqu’aux extrémités de la terre; il ne renonce pas à se faire connaître de tous les hommes, mais il veut se faire connaître par des témoins. Et c’est pourquoi Jésus fait le portrait de ces témoins par lesquels il va propager la révélation de l’Evangile. Relevons quelques aspects.
Si quelqu’un m’aime, il gardera ma parole (Jn 14, 23). La première qualité du témoin, c’est qu’il aime Jésus. Il n’y a pas de témoignage sans amour, il n’y a pas d’évangélisation sans la ferveur d’une charité concrète par laquelle nous aimons le Christ, c’est-à-dire par laquelle nous aimons Dieu et tous les hommes. Aimer Jésus et garder sa parole, c’est la même chose. Mais garder la parole de Jésus, ce n’est pas seulement la connaître, pouvoir faire des beaux discours; garder la parole de Jésus, c’est d’abord la mettre en pratique. Aimer Jésus, garder sa parole, c’est réaliser en Eglise ce commandement nouveau qu’il a donné: Aimez-vous les uns les autres (Jn 13, 34).
Je vous laisse la paix, je vous donne ma paix (Jn 14, 27). La seconde qualité du témoin, c’est d’être pacifique. Ce ne sera sans doute pas simple, car le contexte de la persécution n’est pas favorable à la sérénité. C’est pourquoi cette paix de Jésus sera comme préservée, sinon garantie, par la présence d’un Défenseur, d’un Avocat (Jn 14, 26) qui sera aux côtés des témoins pour les assurer, pour les rassurer. Mais, quelles que soient les circonstances d’injustice ou de violence, le message de Jésus est clair: après sa mort, tandis que les disciples sont verrouillés dans la peur (et non sans raisons), lorsque le Ressuscité se manifeste, il ne dit pas autre chose que: La paix soit avec vous (Jn 20, 19 ; 21). Y avait-il de la paix dans les disciples, abattus par la mort de leur maître, déstabilisés par la disparition de son cadavre, craignant des représailles des Juifs? Non, il n’y avait pas de paix; et Jésus leur annonce la paix. Et Jésus souffle sur eux et les confie à leur Défenseur: Recevez l’Esprit Saint (Jn 20, 22). Voilà la logique du témoignage dans un temps de crise: une paix intérieure qui ne vient que de Jésus; l’assistance d’un Avocat qui est l’Esprit Saint lui-même.
Je vous ai dit ces choses maintenant, avant qu’elles n’arrivent ; ainsi, lorsqu’elles arriveront, vous croirez (Jn 14, 29). La troisième qualité du témoin – la plus évidente, mais pas la plus facile – c’est qu’il croie. Jean dit bien que telle est la finalité de tout son évangile qui a été écrit: pour que vous croyiez que Jésus est le Christ, le Fils de Dieu, et pour qu’en croyant, vous ayez la vie en son nom (Jn 20, 31). Nous mesurons douloureusement aujourd’hui combien croire n’est pas évident. Après deux mille ans de christianisme, où en est notre foi? Elle n’est pas plus simple qu’aux premiers jours de l’Eglise. Si au soir de Pâques il n’était assurément pas anodin de croire que le cadavre de la veille était le Vivant d’aujourd’hui, il n’est pas plus aisé de croire aujourd’hui que toute l’histoire de l’Eglise, dans ses méandres et ses atermoiements, est l’histoire même du salut. Mais nous croyons pourtant, si difficile que cela paraisse – et nous ne voulons pas déserter la foi. C’est un fait.
Jésus, donc, ne se manifestera pas au monde directement. Il se manifeste à des témoins pour que ces témoins le manifestent au monde. C'est cela le mécanisme de l'évangélisation. Hommes de l’amour, de la paix, de la foi, les témoins sont les arguments vivants, les indices existentiels que Dieu nous aime, que le Christ est ressuscité, que l’Eglise est son corps. Si ces vérités étaient proposées à croire sans la médiation de témoins humains, Dieu ne serait qu’un manipulateur de consciences. Mais Dieu respecte à ce point la liberté qu’il nous a donnée qu’il ne veut que nous le connaissions que par d’autres hommes qui témoignent, pour que nous puissions nous aussi devenir témoins à notre tour. Des apôtres d’autrefois aux fidèles d’aujourd’hui, c’est cette immense logique du témoignage qui constitue l’argument suprême, plus convaincant que n’importe quelle apparition glorieuse.
Vous serez mes témoins (Ac 1, 8) dit Jésus en quittant le monde. Ayons à cœur de ne pas trahir cette mission.