En des mots très simples, d’une simplicité désarmante, Jésus énonce l’un des paradoxes les plus douloureux de l’existence humaine: Dieu «fait lever son soleil sur les bons et sur les mauvais, il fait pleuvoir sur les justes et les injustes» (Mt5,45). Si Dieu existe, et s’il est un Dieu bon, garant de la justice, il serait normal qu’il réserve un traitement de faveur aux hommes honnêtes et qu’il ne les confonde pas avec les malfaiteurs. Si le soleil est «son soleil», et s’il est donc libre de le faire briller sur qui il veut, Dieu devrait accorder une meilleure lumière aux gentils et punir les méchants dans les ténèbres. Ainsi on verrait qui est gentil, qui est méchant, et la création serait vraiment un monde de justice… Mais au contraire, préférant la confusion – semble-t-il – Dieu ne fait pas de distinction et il accorde aux impies une lumière d’aussi bonne qualité que celle qu’il donne aux hommes de bien, il fournit une pluie également profitable aux pécheurs et aux justes.
Avec sa vieille sagesse aigrie et désabusée, l’auteur de l’Ecclésiaste (peut-être le roi Salomon, qui s’y connaissait assurément en vaines tristesses et en joies décevantes), remarque que cette confusion est une chose mauvaise: «Tout est identique pour tous; il y a un sort unique, pour le juste et le méchant, pour le bon et le mauvais, pour le pur et l’impur, pour celui qui sacrifie et celui qui ne sacrifie pas, pour le bon et le pécheur, pour celui qui prête serment et celui qui craint de prêter serment. C’est un mal, parmi tout ce qui se fait sous le soleil, qu’il y ait un même sort pour tous. Et le cœur des hommes est plein de méchanceté, la sottise est dans leur cœur durant leur vie et leur fin est chez les morts» (Qo9,2-3). A force de confondre les justes avec les pécheurs, à force de ne les distinguer en rien (tous naissent, vivent, meurent…) Dieu encouragerait – pense l’Ecclésiaste – la méchanceté des méchants et rendrait plus austère et plus pénible l’effort des hommes qui veulent persévérer dans la droiture. Dieu a-t-il vraiment intérêt à ce que les hommes soient ainsi égaux devant lui, alors qu’ils sont moralement différents? Salomon voudrait bien suggérer à Dieu de faire un petit quelque chose en faveur des saints, et de désavantager un peu les pécheurs… ce serait tellement plus simple!
La réponse (déplaisante) à ce paradoxe, nous la connaissons. Lorsque Jésus, le seul juste, est venu dans le monde, il s’est laissé confondre avec les pécheurs. Lorsque volontairement il s’est soumis à la démarche pénitentielle du Baptiste (au point de le surprendre et de le faire hésiter; Mt3,14-15), Jésus a voulu se faire passer pour un pécheur ordinaire, pour un coupable des fautes quotidiennes que nous commettons tous – alors qu’il était, lui, et lui seul, innocent de toute complicité avec le mal. Et nous savons aussi que, ce faisant, il prévoyait qu’à la fin il serait à nouveau confondu avec les pécheurs, jusqu’à être crucifié entre deux délinquants, deux petites crapules, des “larrons” comme on dit: des brigands, des émeutiers, probablement meurtriers. Lui, l’innocent qui n’a prêché que le pardon et la réconciliation, qui a chassé les démons, qui a guéri les malades, qui a nourri les foules, qui a enseigné à ses disciples à faire le bien, le voilà mis au rang des malfaiteurs. Est-ce donc une bonne chose que le Christ ait été ainsi pris pour l’un de ces pécheurs sur qui Dieu fait lever «son soleil» en même temps que sur les justes? Mais c’est nous qui l’avons crucifié, et répondre à cette question exige de chacun qu’il fasse son examen de conscience. Il n’est pas inutile de nous souvenir d’ailleurs que le soleil, justement, s’est caché à ce moment-là, si l’on en croit l’évangile (Mt27,45).
Il reste à examiner l’autre versant de cette affaire, celui qui nous concerne. Si nous avons été créés à l’image de Dieu (Gn1,26) et si Dieu ne fait pas de différence entre les justes qu’il aime et les pécheurs qu’il aime pareillement, nous devons nous aussi nous abstenir de juger et de compter notre générosité à l’échelle de la moralité que nous supposons chez notre prochain. Nous sommes très habiles pour nous dispenser d’aimer nos proches, les gens de notre entourage, et nous avons toujours de très bonnes raisons: si je n’aime pas untel, c’est qu’il ne le mérite pas. Je ne peux quand même pas aimer ceux qui ne sont pas aimables, je ne peux quand même pas être gentil avec ceux qui sont méchants. Je ne peux quand même pas être tolérant avec ceux qui sont intolérants… et l’argument est imparable. C’est en raison de la justice (d’une justice que je crois catholique, conforme aux dix commandements) que je choisis qui je peux aimer et qui je veux haïr. Jésus connaît très bien ce raisonnement et il nous fait remarquer ceci – pour notre honte: «Si vous aimez ceux qui vous aiment, quelle récompense aurez-vous? Est-ce que les publicains [précisément les infréquentables] n’en font pas autant? Et si vous ne saluez que vos frères, quoi de plus? Est-ce que les païens [encore plus repoussants que les publicains] n’agissent pas de même?» (Mt5,46-47). Cette remarque est d’une extraordinaire lucidité: choisir qui on aime, c’est précisément agir comme ceux qu’on renonce à accueillir, c’est pratiquer exactement la même injustice qu’on reproche à ceux qu’on se dispense d’aimer. Quelle incohérence! Je n’aime pas mon voisin, parce qu’il est pécheur; je ne veux aimer que les justes (et je veux choisir qui est juste); mais – me dit Jésus – en m’autorisant à n’aimer que ceux que je considère comme justes, j’agis précisément exactement de la même manière que ceux à qui je reproche leur injustice pour pouvoir les haïr en toute bonne conscience.
Le monde ne se divise donc pas en deux catégories: d’un côté les bons qu’il faudrait aimer et les méchants qu’il faudrait haïr. Ce n’est pas comme cela, ce n’est pas pour cela que Dieu nous a créés. Le monde se divise en deux catégories: ceux qui choisissent qui ils aiment, et ceux qui aiment tout le monde. Notre Dieu est du côté de ceux qui aiment tout le monde. Voilà qui est clair, simple, digne de Dieu. Laissons aux autres le soin de n’aimer que ceux qui leur ressemblent. Nous ne serons chrétiens que dans la mesure où nous aimons aussi les non-chrétiens. A l’époque où l’on essaye d’attiser la haine entre les religions, il y a là un enjeu très important. Si des religions pensent devoir haïr ceux qui croient différemment, nous-mêmes nous savons que notre Dieu fait lever «son soleil» sur les catholiques et sur les non-catholiques et, pour cette raison, nous n’excluons personne de notre amour. Si Jésus est «le Sauveur de tous les hommes» (1Tm4,10), c’est pour que nous, ses disciples, aimions «tous les hommes avec une parfaite douceur» (Tt3,2). Ce qui semblait scandaleux au vieux Qohélet est devenu notre règle de vie. Jésus a subverti le paradoxe et nous a ainsi offert d’aimer à la mesure de Dieu. Seigneur, donne-nous ton amour!