jeudi 23 juin 2016

13e dimanche du temps ordinaire - année C


Saint Paul, poursuivant sa vigoureuse exhortation aux Galates, leur présente la vie chrétienne dans ce qu’elle a de plus beau, de plus exigeant, et de plus exaltant, en leur parlant de la liberté. Qu’est-ce que la liberté? Dans le monde antique, où les citoyens n’étaient pas les plus nombreux des hommes (il y avait beaucoup d’esclaves, de simples résidents, d’hommes sans droits) la liberté constitue une vraie noblesse. Les hommes libres, ceux dont l’avis compte pour les décisions politiques, forment une aristocratie prestigieuse et enviable. Même les “démocraties” antiques, grecques en particulier, n’étaient pas égalitaires et la distinction entre les citoyens libres et les autres hommes était marquée. Être libre, c’est donc être noble, détenir une dignité, posséder un pouvoir. 

Dans ce contexte, on mesure ce que le message évangélique contient de bouleversant, de subversif même. Ceux qui croient au Christ, ceux qui vivent dans l’évangile, Paul dit qu’ils sont libres: «C’est pour que nous soyons libres que le Christ nous a libérés» (Ga 5, 1). Cela, il ne le dit pas à des notables (qui sont déjà libres et ne voient sans doute pas comment ils devraient être libérés); cela, il le dit à des pauvres gens, à des esclaves, à des hommes et des femmes de seconde zone, sans droit, presque sans dignité reconnue: chez les chrétiens, il n’y a «pas beaucoup de sages selon la chair, pas beaucoup de puissants, pas beaucoup de gens bien nés» (1Co 1, 26). L’Eglise des Apôtres n’est pas une communauté élitiste; elle est plutôt, aux yeux des hommes, un ramassis de petites gens peu fréquentables. Et c’est donc à ces gens-là que Paul annonce qu’ils sont libres! 

Qu’est-ce donc que cette liberté que l’évangile donne à de pauvres hommes? Paul en parle tout d’abord comme d’une vocation : «vous avez été appelés à la liberté» (Ga 1, 13). La liberté dont il s’agit n’est donc pas un simple état de fait, un titre de gloire dont on pourrait se vanter une pour toutes afin de dire: je suis libre. Si la liberté est une vocation, elle est donc une grâce quotidienne, un bonheur que Dieu nous permet d’explorer chaque jour. Chaque jour, je constate encore dans ma vie ces petits ou ces grands esclavages qu’on appelle le péché; ces limites, ces étroitesses qui m’empêchent de mettre en œuvre ce que je choisis vraiment; ces maladresses qui me font échouer alors que j’avais la volonté de bien faire; ces peurs qui restreignent mon désir de risquer être heureux. Aussi, chaque jour, Dieu me donne aussi cette liberté, chaque matin il m’appelle à être libre pour que, ayant rejeté toutes ces mauvaises limites, je puisse vraiment m’épanouir. Il y aurait aussi le danger que la liberté devienne un piège; Paul met en garde: qu’elle ne soit pas «le prétexte pour votre égoïsme» (Ga 5, 13). Être libre pour laisser cours à ses défauts, vraiment, ce ne serait pas être libre, mais plutôt être l’otage d’une caricature de liberté. Que Dieu nous en préserve! 

Mais la liberté, ainsi entendue, n’est pas – vous le voyez – une capacité prédéterminée. Dieu ne me libère pas pour que je me contente de mes étroitesses, c’est évident; il ne me libère pas non plus pour que je fasse «sa» volonté, pour que je joue un rôle qu’il m’aurait écrit, lui, à l’avance. Si Dieu me libère, c’est pour que je fasse le bien librement, spontanément, avec toute la créativité qu’il m’a donnée, avec toute l’initiative des bonnes actions que je peux concevoir, avec toute la décision vraiment intime et personnelle qui fait que le bien que Dieu me donne d’accomplir, c’est vraiment moi qui le décide et qui le fait. Dieu, qui est notre Créateur, nous a faits à son image (Gn 1, 26): il nous a faits créatifs. Dieu qui est Créateur a vu que sa création était bonne (Gn 1, 31): il a voulu que nous soyons, nous aussi, des créatifs du bien que nous faisons. 

Ce mystère de la liberté humaine est tellement profond, tellement beau, tellement noble, que certains hommes en doutent. Ils pensent que ce n’est pas possible; ils pensent que l’homme est nécessairement l’otage de ses conditionnements, de son passé, de son éducation, de la société, et que rien en lui ne peut prétendre à ce que la foi chrétienne décrit comme une «liberté». Un philosophe américain classait parmi les grandes questions à laquelle il ne savait pas répondre celle-ci, plutôt angoissante: «Avons-nous une volonté libre?» (1) Cela ne paraît pas du tout évident, et tous nous pouvons identifier en nous les résistances de la liberté. Mais c’est dans la foi – et peut-être dans la foi seulement – que nous pouvons prendre conscience d’une liberté vraie, donnée par grâce, faite pour le bien. Qu’est-ce qu’un agir libre? Paul résume cela dans «l’unique parole que voici: Tu aimeras ton prochain comme toi-même» (Ga 5, 14). C’est lorsque j’aime que je suis vraiment libre. 

Saint Augustin avait condensé toute la morale chrétienne dans cet unique précepte : «Aime, et fais ce que tu veux» (2). Un saint provençal, un moine du V° siècle avait ainsi résumé la même doctrine: «Il faut conserver pour le Christ la liberté reçue par la grâce du Christ» (3). Si nous n’étions que des otages, vivre n’aurait aucun sens; mais si nous avons été libérés, alors il vaut la peine de se donner un peu de mal pour faire quelque bien. Il vaut la peine d’être homme. Il vaut la peine d’être libre, vraiment. 

(1) «Do we have a free will?» (Michael DUMMETT, The Logical Basis of Metaphysics (1976), Harvard University Press, 1993 ; p. 1). 
(2) «Dilige, et quod vis fac» (AUGUSTIN, Commentaire sur la première épître de Jean, X, 4, 8; PL 35, 2033. 
(3) «servanda est Christo per Christi gratiam sumpta libertas» (HILAIRE D’ARLES, Vie de saint Honorat, 7, 3). 

vendredi 17 juin 2016

12e dimanche du temps ordinaire - année C


Qui est Jésus? Après quelques réponses hésitantes et, pour certaines, dénuées de pertinence, nous aboutissons à cette affirmation de Pierre: «Le Christ, le Messie de Dieu» (Lc 9, 20). Nous retenons ce propos de Pierre comme vrai; il ne nous reste plus qu’à le comprendre. Que veut dire que Jésus soit le Messie de Dieu? 

L’explication que donne Jésus lui-même de cette réponse de l’Apôtre est un austère portrait du Messie qui insiste sur les souffrances personnelles de Jésus et annonce en même temps les épreuves ecclésiales de ses disciples. Jésus va mourir par une trahison lâche et une condamnation injuste; les disciples également perdront la vie dans une persécution violente et un déni de justice. Il me semble que, plus que la juxtaposition de ces deux prophéties (les souffrances de Jésus, les épreuves des chrétiens) qui s’avèreront toutes deux parfaitement exactes, c’est leur lien et leur similitude qui sont signifiants. 

Le vocabulaire utilisé pour décrire la condition des croyants constitue un bon point de départ pour comprendre cela. Les mots appartiennent au registre des procès. «Celui qui veut marcher à ma suite, qu’il renonce à lui-même» (Lc 9, 23). Ce verbe «renoncer» désigne l’attitude imprévisible et défavorable d’un témoin, cité à comparaître pour la défense d’une partie, et qui, finalement, contre toute attente, renonce à disculper celui qui l’a appelé. Refuser d’apporter son soutien à un accusé, surtout quand cet accusé est innocent et injustement mis en cause, voilà bien un acte décevant. Ce que Jésus affirme ici, d’une manière paradoxale, est que cette action défavorable, il faut l’exercer pour soi-même. Celui qui veut être le disciple de Jésus doit renoncer à se défendre, il doit refuser de se rendre témoignage à lui-même; mis en cause de façon inexacte, accusé sans raison, il doit – pour être chrétien – se taire et ne rien dire pour sa défense. Si être accusé «faussement» est une béatitude (Mt 5, 11) – et quelle terrible béatitude! – il n’est pas permis de déserter une telle grâce qui rend un fidèle semblable au Christ. Car Jésus s’est tu lorsqu’il était interrogé par Pilate: «Jésus ne lui répondit pas. Pilate lui dit alors: “Tu ne me parles pas? Ne sais-tu pas que j’ai pouvoir de te relâcher et que j’ai pouvoir de te crucifier?”» (Jn 19, 9-10). Oui, Jésus sait cela; il sait qu’il pourrait présenter une brillante plaidoirie qui le tirerait d’affaire, il pourrait circonvenir Pilate qui n’est d’ailleurs pas tellement convaincu de sa culpabilité. Mais il se tait – car il sait que ses disciples, traînés devant des tribunaux violents et iniques, n’auront pas d’autre défense à présenter que la force de leur silence et de leur sérénité.

Saint Pierre, qui a payé de sa vie sa fidélité, le dit en des termes bouleversants:
«Car c’est une grâce que de supporter, par égard pour Dieu, des peines que l’on souffre injustement. Quelle gloire, en effet, à supporter les coups si vous avez commis une faute? Mais si, faisant le bien, vous supportez la souffrance, c’est une grâce devant Dieu. Or, c’est à cela que vous avez été appelés, car le Christ aussi a souffert pour vous, vous laissant un modèle afin que vous suiviez ses traces» (1P 2, 19-21). Le silence du Christ devant l’accusation est le chemin de grâce qu’il nous a indiqué. 

«Celui qui veut marcher à ma suite… qu’il prenne sa croix chaque jour» (Lc 9, 23). Celui qui a renoncé à se défendre est alors de toute évidence condamné, et la peine ne tarde pas à être appliquée ensuite. Il n’est pas question, après la condamnation, de faire appel, de dire quelque chose, enfin, pour démasquer l’injustice de la sentence. Il faut tenir dans le silence. Jésus n’a pas fait de discours sur le chemin qui le conduisait au Calvaire. Que veut dire alors que cela c’est «sauver sa vie»? (Lc 9, 24) Qu’a-t-il sauvé celui qui s’est ainsi laissé broyer par une autorité incompétente et aveugle? Si Jésus dit qu’il sauve sa «vie», c’est qu’il donne à ce mot un sens plus vrai, plus profond, plus intime que ce que nous concevons de la simple vie biologique. La «vie», dans le vocabulaire spirituel de l’Evangile, c’est la droiture, c’est l’amitié avec Dieu, c’est l’action de grâce, c’est la foi; pour dire autrement, la «vie» ce n’est pas la vie qu’on possède, mais la vie qu’on donne; la «vie» véritable, c’est, de la part d’un croyant, l’offrande de sa vie. Et cela, en effet, est préservé pour celui qui se renonce lui-même et qui prend sa croix. Celui qui se barricade dans son bon droit, celui qui s’enferme dans sa sécurité, comment montre-t-il qu’il croit en autre chose qu’en une vie matérielle? Celui qui connaît la réalité de la vie spirituelle et qui croit en la vie éternelle, celui-là doit traduire sa conviction dans ses actes. Les martyrs qui ont consenti à mourir pour témoigner de leur foi, c’est bien cette haute idée de la vie qu’ils attestaient devant des accusateurs qui pensaient leur nuire. 

En tout cela, c’est donc bien de la vie qu’il s’agit. Et la logique du renoncement, de l’ascèse, de l’abnégation, la logique du martyre – choses très étranges, voire suspectes aux yeux de nos contemporains – défendent une autre conception de la vie qui la définit comme offrande, fécondité, épanouissement, joie spirituelle. Pour nous, chrétiens, le plus grand malheur, la tentation la plus décevante, serait sans doute de renoncer à ces vérités, d’échanger la croix contre le confort. Contre les sollicitations du monde et du plaisir, que la grâce du Christ nous préserve ainsi de trahir la joie. 

Voilà qui est «le Christ, le Messie de Dieu» (Lc 9, 20). Et nous sommes ses disciples. 


vendredi 10 juin 2016

11e dimanche du Temps Ordinaire - année C


Dans le passage de la lettre aux Galates (2, 16 et 19-21) entendu en deuxième lecture, saint Paul nous donne accès à la région la plus intime, secrète et précieuse de son âme d’Apôtre et de chrétien. Avec une lucidité bouleversante de gratitude, Paul relit toute l’histoire du salut pour voir aussi dans son histoire personnelle rien de moins merveilleux que ce que Dieu a mis en œuvre pour racheter l’humanité. L’événement du Calvaire – qui est le centre autour duquel gravite toute l’histoire du monde sauvé – est aussi le centre de la vie personnelle de Paul : le Fils de Dieu “m’a aimé et s’est livré lui-même pour moi” (Ga 2, 20). Qui peut dire une chose pareille? Le Christ a aimé toute l’humanité et il s’est livré pour elle, n’est-ce pas? Certes, le Christ a aimé toute l’humanité et il s’est livré pour elle; mais cette vérité générale est aussi vraie que cette vérité personnelle, intime, que cette certitude de conscience: le Fils de Dieu “m’a aimé et s’est livré lui-même pour moi”. La vérité universelle et la vérité personnelle coïncident car Dieu a voulu sauver tous les hommes, un par un. 

Dès lors, qui est-il ce «moi» que le Christ a aimé et pour qui il s’est livré? Paul regarde en lui-même, il cherche, comme tout sage de l’Antiquité, à se connaître soi-même. Et en scrutant les profondeurs de son intériorité, il découvre quelque chose de mystérieux, d’inattendu. Saint Augustin dira, en ce sens, que l’homme est une “question” (1) pour lui-même. L’homme a ceci de particulier – et c’est sans doute là que réside sa vraie dignité – qu’il ne peut se connaître complètement, il reste à lui-même comme une énigme, comme un mystère dont il n’a jamais fini d’explorer toutes les zones d’ombre ni toutes les merveilles. Car il y a en «moi» des régions obscures – ce sont mes péchés par lesquels et pour lesquels le Christ est mort – et il y a des paysages lumineux – ce sont toutes ces grâces que le Christ m’a données et par lesquelles j’ai du prix à ses yeux. Dès lors, il y a plus en moi que moi-même et je dois prendre conscience que le cœur de mon âme (pour ainsi dire) n’est pas ma propre personne, mais plutôt: ma personnalité en tant que je suis aimé par le Christ

C’est pourquoi Paul, sans souffrir d’aucun trouble psychologique et seulement par regard de conscience, dit : “Je vis, mais non pas moi” (Ga 2, 20). C’est bien Paul, en effet, qui est vivant et qui constate : “Je vis”; et pourtant, cette vie dépasse tellement ce qu’il est, qu’il doit corriger aussitôt : “mais ce n’est plus moi”. Il ne se contredit pas; il veut seulement exprimer dans notre langage trop faible cette vérité qui va jusqu’au paradoxe, cette réalité étonnante et magnifique: ma vie ne vient pas de moi-même, elle ne me constitue pas en moi-même; ma vie me constitue dans le Christ, au-delà de moi-même. “C’est le Christ qui vit en moi” (Ga 2, 20). 

Nous ne prenons pas toujours conscience de ceci: que le Christ soit mort pour nous appartient à notre identité, fait partie de notre «je». Le plus souvent, nous vivons barricadés dans les limites de notre confort et de notre égoïsme, et nous ne voyons pas que nous y sommes à l’étroit (cette étroitesse est tellement douillette!) Si nous prenions conscience que notre personnalité est fondée dans le Christ, avant d’être fondée en nous-mêmes, si nous voyions que la mort du Christ pour nous est ce par quoi nous existons, alors nous pourrions mener une vie spirituelle mieux déployée, plus ample. Une prière eucharistique le dit de façon admirable: 

Pour accomplir le dessein de ton amour, il s’est livré lui-même à la mort, et, par sa résurrection, il a détruit la mort et renouvelé la vie. Afin que notre vie ne soit plus à nous-mêmes, mais à lui qui est mort et ressuscité pour nous, il a envoyé d’auprès de toi, comme premier don fait aux croyants, l’Esprit qui poursuit son ouvre dans le monde et achève toute sanctification (2). 

Il est mort pour nous; comment dès lors notre vie pourrait-elle nous appartenir, comment serait-elle “à nous-mêmes”? Je ne peux plus vivre comme si personne n’était mort pour moi. Et la mort de Jésus fait partie de mon identité; je peux y lire toutes mes fautes, toutes mes ombres, pour lesquelles il est mort, et j’y vois aussi toutes les grâces, toutes les lumières qui, en moi, viennent de son sacrifice. C’est cela que Paul appelle la foi: “Ce que je vis aujourd’hui dans la chair, je le vis dans la foi au Fils de Dieu” (Ga 2, 20). En vivant dans la foi, en communiant au corps du Christ qui a aimé chacun de nous et qui s’est livré pour chacun de nous, personnellement, demandons cette grâce de vivre pour Dieu et pour les autres; demandons la grâce de vivre vraiment. 


(1) quæstio mihi factus sum – je suis devenu à moi-même une question, AUGUSTIN, Confessions, X, 33, 50.

(2) MISSEL ROMAIN, Prière eucharistique IV. 

samedi 4 juin 2016

10e dimanche du Temps Ordinaire - année C


La conversion de saint Paul est sans nul doute, après la résurrection de Jésus, l’événement le plus décisif dans l’histoire du christianisme et, peut-on dire, dans l’histoire de l’humanité. Si Jésus n’était pas ressuscité, jamais l’évangile n’aurait été rédigé; mais si Paul n’avait pas été terrassé sur le chemin de Damas, jamais l’évangile n’aurait été prêché, jamais il n’aurait ainsi rejoint les extrémités de la terre. Ce fait majeur de l’histoire du monde est aujourd’hui raconté, à la première personne, dans la deuxième lecture (Ga 1, 11-19) que nous venons d’entendre; écrivant aux chrétiens de la Galatie, Paul leur explique cet événement à la fois très personnel, intime, mystique, dont le retentissement fut à ce point marquant que plus rien, désormais, ne pouvait être comme avant. 

Il y a tout d’abord ce fait de l’apparition. Nous savons, par ailleurs, que Paul a vu Jésus (Ac 9, 5) qu’il a vu le Ressuscité (1Co 15, 8). Ici, curieusement, Paul dit que cette révélation ne lui est pas advenue par un homme: “l’évangile que j’ai proclamé n’est pas une invention humaine. Ce n’est pas d’un homme que je l’ai reçu” (Ga 1, 11-12), et pourtant, ajoute-t-il en accord avec les autres récits, c’est “par révélation de Jésus Christ” qu’il a été bouleversé. Pourquoi Paul dit-il que ce qu’il a reçu de Jésus il ne l’a pas reçu d’un homme? Jésus n’est-il pas un homme? Oui, bien sûr, et Paul le sait très bien, lui qui a expliqué aux chrétiens de Philippe que le Fils de Dieu, “devenant semblable aux hommes, a été reconnu comme un homme” (Ph 2, 7). Que veut dire alors que Jésus, qui était vraiment un homme lorsqu’il est venu dans notre monde, n’était pas un homme quand il s’est manifesté à Paul? Qui Paul a-t-il vu? Qu’a-t-il vu?

Cette expression “pas un homme” ne doit pas être comprise comme une négation de l’humanité de Jésus. C’est bien dans sa nature humaine de Ressuscité que Paul a vu Jésus. Mais, dans sa Résurrection, Jésus a aussi manifesté à Paul tout ce que fut sa détresse, sa déréliction, sa vulnérabilité. C’est bien en tant qu’il était persécuté – et persécuté par Paul lui-même (Ga 1, 13) – que Jésus s’est fait voir sur le chemin de Damas. Et celui qui fut ainsi défiguré par la douleur, broyé par la trahison, transpercé par l’injustice, ne présentait plus aucun signe de sa dignité humaine. Un Psaume disait, en prophétisant la Passion de Jésus: “Et moi, je suis un ver et non homme; je suis la risée des gens, le mépris du peuple” (Ps 22, 7). Isaïe dit, dans le même sens : “De même, des multitudes avaient été saisies d’épouvante à sa vue – car il n’avait plus figure humaine, et son apparence n’était plus celle d’un homme” (Is 52, 14). Non vraiment, celui qui était exposé sur la croix, après qu’on lui eut dénié tout respect, n’était plus un homme. Et ressuscité, c’est dans cet état de déréliction que Jésus est apparu à Paul. L’évangile de Paul, c’est l’annonce de cette détresse immense de Dieu de se voir à ce point rejeté hors du monde, hors des âmes, hors des consciences des hommes. Et dans cette détresse, Dieu qui s’est fait homme a été comme privé de sa dignité d’homme. C’est cela que Paul a vu. 

Désormais, Paul va être associé à la “grâce” (Ga 1, 15) du Christ. Cela ne veut pas dire qu’il va cesser d’être un persécuteur de l’Eglise pour devenir un bon paroissien. Paul n’est pas devenu le sacristain bien payé de quelque basilique prestigieuse. Être associé à la grâce de Jésus – Paul le sait bien – cela veut dire participer à cette détresse. En passant du statut de persécuteur au rôle d’évangélisateur, Paul a décidé de suivre Jésus jusque dans son angoisse. Car annoncer l’évangile ne se fait jamais sans un profond inconfort intime. Personne ne peut proclamer la Parole sans qu’elle le remette en question de fond en comble, jusque dans les certitudes les plus secrètes, les plus implicites de sa conscience. Personne ne devient impunément évangélisateur; il faut le savoir. Paul le savait, il a choisi librement d’être du côté de Jésus, quoi qu’il lui en coûte. 

Toutefois, ayant été ainsi foudroyé par la grâce, Paul a pris un temps de retraite avant de se lancer concrètement dans l’évangélisation. Aujourd’hui encore, avant de recevoir un ministère, avant d’être ordonné, un candidat se retire du monde pour un temps, pour le temps du Séminaire, et, plus intensément encore, pour un temps d’exercices spirituels dans les jours qui précèdent l’ordination. Dans nos diocèses, des séminaristes vivent cela ces jours-ci, avant de devenir diacres ou prêtres. Paul, lui, rapporte qu’il a accompli quelque chose de semblable, une sorte de pèlerinage et de retraite spirituelle: “Je suis parti pour l’Arabie” (Ga 1, 17). Qu’est-ce que cette Arabie que Paul dit avoir visitée après sa conversion? Il nous donne un indice, dans cette même lettre, en disant ensuite que “le Sinaï est en Arabie” (Ga 4, 25). De même que Moïse a reçu sa vocation au Sinaï (Ex 3), là où il devait ensuite conclure l’Alliance (Ex 19), de même qu’Elie, découragé, est allé retrouver des forces au Sinaï alors qu’il était persécuté par Jézabel (1R 19), de même Paul a accompli ce pèlerinage au Sinaï. Cette montagne de Dieu est le lieu où Paul pouvait ressourcer sa foi juive et l’épanouir, l’accomplir dans l’évangile. Cela dit quelque chose de la nouveauté de son engagement: c’est dans la continuité d’avec Moïse et Elie que Paul intériorise cette vocation si déroutante qui se présente à lui. 

Se mettre au service de l’urgence de l’évangile demande de se situer dans une tradition, pas dans une rupture; prendre le risque de se laisser ébranler par la Parole qu’on annonce suppose qu’on soit profondément enraciné dans l’histoire de ce salut que Dieu nous révèle depuis le lointain des âges, nous conduisant vers des nouveautés toujours plus exigeantes et plus heureuses. C’est cela que Paul a vu sur le chemin de Damas. 

Dans les prochaines semaines, dans nos diocèses de France, des hommes vont aussi faire un pas dans cette direction de l’évangélisation. Ces jeunes gens qui ont rencontré le Christ, qui ont découvert la pauvreté, l’urgence, la précarité du ministère, qui se sont insérés dans la tradition de l’Eglise vont recevoir l’imposition des mains d’un évêque qui avait lui-même reçu l’imposition des mains d’un évêque… remontant ainsi aux Apôtres eux-mêmes. Une rencontre, un risque, une décision spirituelle, conduit ces futurs diacres et prêtres à faire l’offrande d’eux-mêmes. Que la prière des fidèles de leur fasse pas défaut au moment où ils engagent leur vie au service de l’Eglise.