Saint Paul, poursuivant sa vigoureuse exhortation aux Galates, leur présente la vie chrétienne dans ce qu’elle a de plus beau, de plus exigeant, et de plus exaltant, en leur parlant de la liberté. Qu’est-ce que la liberté? Dans le monde antique, où les citoyens n’étaient pas les plus nombreux des hommes (il y avait beaucoup d’esclaves, de simples résidents, d’hommes sans droits) la liberté constitue une vraie noblesse. Les hommes libres, ceux dont l’avis compte pour les décisions politiques, forment une aristocratie prestigieuse et enviable. Même les “démocraties” antiques, grecques en particulier, n’étaient pas égalitaires et la distinction entre les citoyens libres et les autres hommes était marquée. Être libre, c’est donc être noble, détenir une dignité, posséder un pouvoir.
Dans ce contexte, on mesure ce que le message évangélique contient de bouleversant, de subversif même. Ceux qui croient au Christ, ceux qui vivent dans l’évangile, Paul dit qu’ils sont libres: «C’est pour que nous soyons libres que le Christ nous a libérés» (Ga 5, 1). Cela, il ne le dit pas à des notables (qui sont déjà libres et ne voient sans doute pas comment ils devraient être libérés); cela, il le dit à des pauvres gens, à des esclaves, à des hommes et des femmes de seconde zone, sans droit, presque sans dignité reconnue: chez les chrétiens, il n’y a «pas beaucoup de sages selon la chair, pas beaucoup de puissants, pas beaucoup de gens bien nés» (1Co 1, 26). L’Eglise des Apôtres n’est pas une communauté élitiste; elle est plutôt, aux yeux des hommes, un ramassis de petites gens peu fréquentables. Et c’est donc à ces gens-là que Paul annonce qu’ils sont libres!
Qu’est-ce donc que cette liberté que l’évangile donne à de pauvres hommes? Paul en parle tout d’abord comme d’une vocation : «vous avez été appelés à la liberté» (Ga 1, 13). La liberté dont il s’agit n’est donc pas un simple état de fait, un titre de gloire dont on pourrait se vanter une pour toutes afin de dire: je suis libre. Si la liberté est une vocation, elle est donc une grâce quotidienne, un bonheur que Dieu nous permet d’explorer chaque jour. Chaque jour, je constate encore dans ma vie ces petits ou ces grands esclavages qu’on appelle le péché; ces limites, ces étroitesses qui m’empêchent de mettre en œuvre ce que je choisis vraiment; ces maladresses qui me font échouer alors que j’avais la volonté de bien faire; ces peurs qui restreignent mon désir de risquer être heureux. Aussi, chaque jour, Dieu me donne aussi cette liberté, chaque matin il m’appelle à être libre pour que, ayant rejeté toutes ces mauvaises limites, je puisse vraiment m’épanouir. Il y aurait aussi le danger que la liberté devienne un piège; Paul met en garde: qu’elle ne soit pas «le prétexte pour votre égoïsme» (Ga 5, 13). Être libre pour laisser cours à ses défauts, vraiment, ce ne serait pas être libre, mais plutôt être l’otage d’une caricature de liberté. Que Dieu nous en préserve!
Mais la liberté, ainsi entendue, n’est pas – vous le voyez – une capacité prédéterminée. Dieu ne me libère pas pour que je me contente de mes étroitesses, c’est évident; il ne me libère pas non plus pour que je fasse «sa» volonté, pour que je joue un rôle qu’il m’aurait écrit, lui, à l’avance. Si Dieu me libère, c’est pour que je fasse le bien librement, spontanément, avec toute la créativité qu’il m’a donnée, avec toute l’initiative des bonnes actions que je peux concevoir, avec toute la décision vraiment intime et personnelle qui fait que le bien que Dieu me donne d’accomplir, c’est vraiment moi qui le décide et qui le fait. Dieu, qui est notre Créateur, nous a faits à son image (Gn 1, 26): il nous a faits créatifs. Dieu qui est Créateur a vu que sa création était bonne (Gn 1, 31): il a voulu que nous soyons, nous aussi, des créatifs du bien que nous faisons.
Ce mystère de la liberté humaine est tellement profond, tellement beau, tellement noble, que certains hommes en doutent. Ils pensent que ce n’est pas possible; ils pensent que l’homme est nécessairement l’otage de ses conditionnements, de son passé, de son éducation, de la société, et que rien en lui ne peut prétendre à ce que la foi chrétienne décrit comme une «liberté». Un philosophe américain classait parmi les grandes questions à laquelle il ne savait pas répondre celle-ci, plutôt angoissante: «Avons-nous une volonté libre?» (1) Cela ne paraît pas du tout évident, et tous nous pouvons identifier en nous les résistances de la liberté. Mais c’est dans la foi – et peut-être dans la foi seulement – que nous pouvons prendre conscience d’une liberté vraie, donnée par grâce, faite pour le bien. Qu’est-ce qu’un agir libre? Paul résume cela dans «l’unique parole que voici: Tu aimeras ton prochain comme toi-même» (Ga 5, 14). C’est lorsque j’aime que je suis vraiment libre.
Saint Augustin avait condensé toute la morale chrétienne dans cet unique précepte : «Aime, et fais ce que tu veux» (2). Un saint provençal, un moine du V° siècle avait ainsi résumé la même doctrine: «Il faut conserver pour le Christ la liberté reçue par la grâce du Christ» (3). Si nous n’étions que des otages, vivre n’aurait aucun sens; mais si nous avons été libérés, alors il vaut la peine de se donner un peu de mal pour faire quelque bien. Il vaut la peine d’être homme. Il vaut la peine d’être libre, vraiment.
(1) «Do we have a free will?» (Michael DUMMETT, The Logical Basis of Metaphysics (1976), Harvard University Press, 1993 ; p. 1).
(2) «Dilige, et quod vis fac» (AUGUSTIN, Commentaire sur la première épître de Jean, X, 4, 8; PL 35, 2033.
(3) «servanda est Christo per Christi gratiam sumpta libertas» (HILAIRE D’ARLES, Vie de saint Honorat, 7, 3).