« Il
y avait beaucoup de veuves en Israël… il y avait beaucoup de lépreux en Israël » (Lc 4,
25 ; 27). Cette remarque que Jésus fait en passant est symptomatique de
l’état de l’humanité. Certes, Dieu n’a pas créé l’homme pour qu’il soit
malheureux, mais il faut bien reconnaître que, depuis les origines, il y a bien
des raisons d’être dans l’affliction : Jésus mentionne ici le deuil et la
maladie, deux souffrances intimes particulièrement douloureuses. Jésus dira
aussi, dans un autre contexte : « Des pauvres, vous en aurez toujours » (Jn 12, 8).
La misère matérielle est encore un fléau, qui s’ajoute à ceux déjà mentionnés
et qui complète le tableau d’une humanité plongée dans le désarroi :
pauvreté, deuil et maladie forment le trio privilégié des détresses ordinaires,
des peines contre lesquelles nous ne pouvons rien, des malheurs qui nous
viennent des événements sans que nous en soyons responsables.
On
pourrait se dire alors que, face à ces difficultés, nous, croyants, membres de
l’Eglise, nous pourrions avoir l’aide de Dieu. Nous croyons en Dieu, alors Dieu
pourrait bien faire un petit quelque chose pour soulager nos misères. Plongés
dans la détresse, nous avons tous la tentation de demander le petit miracle qui
arrangerait tout. Et sans doute que les nombreuses veuves et les nombreux
lépreux d’Israël pensaient la même chose. Ils se disaient : nous sommes le
peuple élu, nous connaissons le Seigneur, Dieu d’amour et de pitié, Dieu de
tendresse et de miséricorde ; il va certainement faire quelque chose pour
nous. Et ces veuves ont dû être un peu étonnées de voir que le prophète Elie ne
venait pas vers elles, mais qu’il allait, au contraire, au secours d’une veuve
de Sarepta (Lc 4, 26 ; 1R 17). Et les lépreux ont sans doute été
désagréablement surpris de voir que le prophète Elisée ne venait pas les
soigner, mais qu’il guérissait au contraire un Syrien (Lc 4, 27 ;
2R 5). Qu’est-ce que cela signifie donc ? Les veuves et les lépreux
ne s’opposent pas à ce que Dieu aide aussi les étrangers, mais à condition
qu’il commence par soulager, d’abord et avant tout, les fils d’Israël !
Voilà ce qui serait logique.
Nous sommes souvent bien
naïfs ; nous manquons de foi et nous sommes totalement dépourvus de
patience. Evidemment, nous sommes confrontés, comme tous les hommes, au deuil,
à la maladie, parfois à la pauvreté. Et nous prions, avec ferveur, en espérant
que Dieu arrange tous nos problèmes – et Dieu ne fait rien. Mais nous n’avons
pas compris que la prière ne sert pas à exiger de Dieu notre petit
miracle ; la prière est là pour nous aider à surmonter nous-mêmes la
souffrance. La prière n’a pas pour but d’enlever l’épreuve ; elle a pour
but de nous aider à tenir bon au cœur même de l’épreuve. La vraie prière ne
consiste pas à demander qu’aucune misère ne vienne nous frapper ; elle
consiste à demander que, dans la misère, nous ayons la force, le courage, la
patience de passer outre. Evidemment, c’est un peu austère. Mais croyez-vous
que Jésus, alors qu’il souffrait sur la Croix, ait demandé à son Père de mettre
fin à ses tourments ? Non. Jésus a dit plutôt : « Père, entre tes mains
je remets mon esprit »
(Lc 23, 46). Il n’exige rien (cf. Mt 26,
53) ; il ne demande pas le petit miracle qui le fera descendre de la
Croix. Il s’abandonne dans les mains de son Père. C’est tout autre chose.
La foi n’est pas une
assurance contre les difficultés de la vie ; mais la foi permet de
surmonter les difficultés de la vie. La foi n’évite pas la souffrance ;
mais la foi permet de voir au-delà de la souffrance, la lumière de Dieu qui
nous appelle. Pour reprendre le trio des malheurs de l’humanité : la foi
n’empêche pas que nous connaissions le deuil ; mais la foi enseigne la
résurrection et de la vie éternelle. La foi n’empêche pas d’être malade ;
mais, dans la maladie, la foi donne le réconfort d’être unis aux souffrances du
Christ. La foi n’évite pas la pauvreté matérielle ; mais elle permet de
vivre joyeusement (cf. Lc 6,
20) avec peu de choses, en faisant confiance à la Providence.
Et
puis, surtout, la foi ne nous engage pas à rechercher pour nous-mêmes la
consolation, mais plutôt à chercher à consoler les autres. La foi, qui ne s’exprime concrètement que par la charité, par l’amour
(Ga 5, 6), nous décentre de nous-mêmes. La foi nous rend capables
d’oublier nos petits malheurs et nos grandes souffrances pour aller secourir
les malheurs des autres. Mère Térésa avait vécu cette logique jusqu’au don
total d’elle-même. Elle priait ainsi :
« Seigneur, quand je suis affamée, donne-moi quelqu’un qui ait besoin de nourriture.
Quand j’ai soif, envoie-moi
quelqu’un qui ait besoin d’eau.
Quand j’ai froid, envoie-moi
quelqu’un à réchauffer.
Quand je suis blessée, donne-moi
quelqu’un à consoler.
Quand je suis humiliée, donne-moi
quelqu’un dont j’aurai à faire l’éloge.
Quand je suis découragée, envoie-moi
quelqu’un à encourager.
Quand j’ai besoin de la compréhension des autres, donne-moi quelqu’un qui ait besoin de la mienne.
Quand j’ai besoin qu’on prenne soin de moi, envoie-moi quelqu’un dont j’aurai à prendre soin.
Quand je ne pense qu’à moi, tourne mes pensées vers autrui »[1].